Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

victimes. Mais en Angleterre on sait, mieux que partout ailleurs, que, quand on autorise l’occupation d’une contrée, on s’expose à ne pas voir venir le jour où elle sera évacuée, qu’il arrive même un moment où, malgré de solennels engagemens, le détenteur temporaire entend convertir son titre provisoire en titre définitif. On y sait mieux encore que le haut plateau de l’Arménie où prennent leur source le Tigre et l’Euphrate, mis en la possession d’une grande puissance, lui ouvrirait un libre et facile accès pour opérer dans toute l’Asie Mineure, en Syrie et sur le golfe Persique. C’est dans cette prévision certainement que le gouvernement britannique a exigé de la Porte, pendant qu’on négociait la paix à Berlin en 1878, la cession de l’île de Chypre, bien qu’il ne lui eût prêté aucun secours dans la guerre qu’elle avait soutenue contre la Russie. On ne saurait être surpris dès lors que cet expédient si opportun, d’un résultat prompt et certain, n’ait été ni débattu ni même suggéré, chacune des autres puissances ayant la certitude qu’il aurait été énergiquement repoussé par le gouvernement britannique.

A une occupation isolée et restreinte, aurait-on pu substituer une intervention collective et armée ? Il a toujours existé, il existera toujours des difficultés inéluctables à une pareille entente. Il en est une qui les domine toutes et qui se présente la première à l’esprit : c’est que la Turquie ne peut être occupée par des troupes étrangères de toute nationalité, sans rendre inévitable le partage de l’Empire ottoman tout entier. Il serait aussitôt demandé avec passion par les populations chrétiennes qui manifesteraient leurs vœux avec un tel élan, avec une telle insistance, que les puissances ne pourraient, après les avoir délivrées, les soumettre de nouveau à un joug détesté ; l’opinion publique en Europe y mettrait certainement obstacle.

Il y aurait donc, le jour où des armées européennes de toute nationalité se rencontreraient sur le territoire ottoman, une succession ouverte, un héritage à recueillir. Quels en seraient les heureux bénéficiaires ?

Tous les États n’ont pas un égal intérêt à se porter héritiers du sultan. La France et l’Allemagne sont de ce nombre. On peut disserter longuement sur un si grave sujet ; il serait pourtant bien inconsidéré, bien téméraire, celui qui concevrait une liquidation pacifique. Les lots sont trop importans et ne peuvent être distribués sans troubler profondément l’équilibre des forces