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pas les actionnaires : le monde devient incompréhensible quand on le regarde uniquement comme un endroit où l’on touche des dividendes.

Si ses lieutenans trahirent plus d’une fois sa confiance et, selon son expression, « brisèrent souvent la victoire dans sa main, » il trouva ailleurs cette assistance, cet appui dont les hommes les plus forts ont besoin pour ne jamais défaillir. Il avait épousé en 1741 la veuve d’un M. Vincent, l’un des conseillers de la Compagnie. Elle était née dans les Indes, où son père, un Français du nom d’Albert, avait toujours vécu. « Cette femme, dit un écrivain anglais, qu’on représentait comme dévorée d’ambition et d’un amour désordonné pour le faste, joignait à la grâce, aux charmes fascinateurs de l’Indienne, les plus hautes qualités de l’intelligence et du cœur; son caractère était aussi ferme que son esprit était vif et souple, et elle rendit à son mari, dans les momens critiques, des services essentiels que personne n’aurait pu lui rendre comme elle. » Possédant à fond toutes les langues du pays, habile à démêler, à dénouer les intrigues des cours et tour à tour prenant les Hindous par la séduction ou leur imposant par son air de reine, elle se chargea souvent de conduire elle-même les négociations délicates, de correspondre avec les princes qu’il importait de gagner ou d’intimider. Dupleix lui disait tout; il l’associait à toutes ses pensées, à toutes ses ambitions (et à ses dangers comme à ses triomphes. Elle le secondait, elle le conseillait; elle était son ministre des affaires étrangères.

Elle ne vécut que pour lui. Elle avait été la grâce et la parure de ses beaux jours, dans la mauvaise fortune elle fut tout son soutien. Elle relovait son courage et son espérance; sujet à des emportemens, on le vit souvent hors de lui; elle était seule capable d’apaiser ses troubles et ses fièvres. Elle lui épargna plus d’une faute en lui persuadant d’attendre pour agir que le calme lui fût revenu, et c’était elle qui le calmait. Il a passé par de rudes épreuves; mais il adorait sa femme et aimait passionnément la 5 musique ; comme le sourire de sa femme, la musique le consolait. Dans ses heures noires, ce Saül était son propre David : il endormait ses chagrins et ses colères en leur jouant de la harpe.

Hélas! il est des chagrins que la musique n’endort pas. Lorsque, en vertu d’un ordre signé : Louis, contresigné : Rouillé, un Godeheu. un pleutre au cœur faux, à la mine cafarde, un plat valet, fut chargé de faire arrêter le sieur Dupleix, de le constituer sous bonne garde et de l’embarquer pour la France par le premier vaisseau, cette catastrophe imprévue où s’engloutissaient son honneur et son œuvre le terrassa.