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fortement accusé, qui se montre à nous dans l’esquisse dessinée par saint Pierre pour le Romain Pudens (conservée aujourd’hui à Rome dans l’église Sainte-Praxède) et dans le portrait miraculeux de sainte Véronique, et dans le portrait attribué à saint Luc, et dans le portrait de l’église Saint-Sylvestre de Rome, et dans celui qui fut peint, suivant la légende, pour le prince Agbanus, souverain d’Edesse[1]. Visage rude et grave, aussi éloigné que possible de notre idéal moderne de la beauté masculine : mais n’était-ce pas une tradition admise universellement, dans les primitives communautés chrétiennes, que, pour mieux nous prouver sa pitié divine, Jésus avait voulu naître « sous les traits du plus humble des enfans des hommes » ?

M. Tissot, cependant, n’a tenu aucun compte de cette tradition ; et à supposer même qu’il ait eu tort au point de vue d’exactitude historique où il s’est placé, jamais une âme chrétienne ne s avisera de le lui reprocher. Nous sentons trop que Jésus, étant Dieu, et quelque effort qu’il ait fait pour se rabaisser aux formes humaines, a dû porter jusque dans les traits du visage un reflet manifeste de son essence divine. Son visage, quel qu’il ait été, n’a pu être en tout cas celui d’un homme ordinaire; et nous, faute de concevoir ce qu’il a été, nous sommes bien forcés de nous représenter, à sa place, la beauté la plus idéale dont notre imagination soit capable. C’est ce qu’a fait M. Tissot, et sans cesse plus résolument à mesure qu’il avançait dans son œuvre. Depuis la scène du Baptême, la première où il nous montre Jésus parvenu à l’âge d’homme, sans cesse la figure qu’il lui prête devient plus pure et plus noble, sans cesse elle contraste davantage avec l’expression de rudesse des autres figures mises en scène. L’homme-Dieu, de plus en plus, reprend le pas sur le Nazaréen.

Et ce n’est pas seulement la figure du Christ que le peintre s’est vu contraint d’idéaliser. Il s’est rendu compte, inconsciemment peut-être, mais profondément, de l’impossibilité qu’il y avait pour lui à suivre aucune espèce de vérité historique dans sa peinture des grands événemens de la vie de Jésus, de ceux où la réalité humaine s’efface, pour ainsi dire, tout à fait devant le mystère

  1. Un sixième portrait du Christ se voit sur une médaille trouvée en 1812 dans le comté de Cork, en Irlande, et sur le revers de laquelle on lit, en hébreu : « Le Messie a régné ; il est arrivé en paix, et, étant devenu notre lumière, il vit. » L’authenticité de la médaille est malheureusement contestée: mais les traits du Christ, gravés de profil, y ressemblent de très près à ceux que nous présentent les cinq autres images, sans qu’on puisse admettre cependant qu’ils en aient été imités.