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ou d’un lac ; considérer le vol des oiseaux, d’où ils viennent, dans quelle direction ils vont ; s’ils volent droit devant eux, à tire-d’aile, une troupe s’avance ; s’ils tournoient en cercle, il y a un campement, des gens cachés, ou des cadavres.

Ce n’est plus la guerre, telle qu’on l’enseigne dans les Académies et telle qu’on l’apprend des maîtres. La marche, la halte, le combat ne sont nulle part ailleurs ce qu’ils sont à Cuba : une bonne part du génie, chez le capitaine, ce sont des sens d’Indien. Dans la marche, dans la halte, dans le combat, l’œil et l’oreille doivent être perpétuellement dressés. Sous le soleil qui darde, du matin à midi, et, du midi au soir, sous l’eau qui ruisselle, c’est donner beaucoup, et risquer la mort, que de faire cinq ou six kilomètres, le coutelas ou la serpe, le machete à la main, rompant les lianes du genou, s’embarrassant et glissant à chaque pas, harcelé d’insectes, percé d’épines, enfonçant souvent en une boue si gluante et si tenace que le soulier y reste. L’étape achevée, s’arrêter à la lisière d’un bois, les sens plus que jamais en éveil, car tout arbre est suspect, tout fossé perfide ; n’avoir à manger que ce que l’on porte et ce que l’on trouve ; n’avoir pour dormir, — ceux qui, épuisés, peuvent dormir, à la garde de ceux qui, non moins épuisés, sont obligés de se tenir debout, — n’avoir pour se coucher que la terre trempée, dans des vêtemens trempés ; car, le moyen de faire passer des convois là où l’homme ne passe qu’en rampant comme une bête ? telle est la vie, tel est le sacrifice des soldats et des chefs tous les jours, durant de longs jours… Quand on apprit, en 1878, à Martinez Campos la ratilication du pacte du Zanjón par les insurgés : « Pepe, dit-il, joyeux, au colonel March, vous nous donnerez à déjeuner ! » Il y avait quarante-huit heures qu’il n’avait mangé[1]

L’ennemi, lui non plus, ne ressemble à aucun autre ennemi. Ailleurs les Européens n’ont affaire qu’à des civilisés ou à des barbares : ici, à des civilisés et à des barbares ensemble. Ils sont là, embusqués derrière un rocher ou tapis dans les herbes, à portée de l’unique piste par où il faut que les Espagnols passent, ils visent à loisir, tirent et s’enfuient. La poudre fume encore qu’ils sont déjà loin. Ou bien : al machete ! leurs cavaliers se ruent avec des cris épouvantables, qui à eux seuls paralysent de malheureux conscrits, sur la troupe formée en carré ; ils frappent, taillent, hachent

  1. Eug.-Ant. Flores, la Guerra de Cuba, p. 388.