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les actes en contradiction flagrante avec les paroles ; mais n’est-il pas absurde de soupçonner une nation entière d’une pareille hypocrisie ?

Reste le suprême grief : « L’Espagne exploite et corrompt Cuba. » — Exploiter, qu’est-ce à dire ? interrogent les Espagnols. Si le mot signifie que l’Espagne cherche à tirer profit de Cuba, il signifie une vérité, mais il n’y a peut-être pas un grand machiavélisme à déclarer franchement qu’un pays n’a de colonies que pour les exploiter : exploiter honnêtement, ne point sortir des bornes de la justice et de la morale, tout est là. — « Mais les Espagnols, s’écrient les Cubains, nous exploitent contre toute justice et toute morale ; et ils nous corrompent en nous exploitant ! » Il y a un court silence, du côté espagnol : puis on répond d’une voix raffermie : Sans doute, il se passe à Cuba d’assez vilaines choses. En Espagne ainsi que partout chaque homme politique traîne, malgré lui, à ses trousses une clientèle, une camarilla de quémandeurs de places. Et comme, en Espagne ainsi que partout, les ministères se succèdent rapidement, il en résulte, dans certains cas, que les moins scrupuleux de leurs cliens, une fois pourvus, veulent faire rapporter à la place tout ce qu’elle est susceptible de rendre, et plus qu’elle ne devrait légitimement donner. On exagère quand on parle de grosses aisances ou même de grosses fortunes acquises dans 1 administration cubaine ; quand on s’en prend, en bloc, à toute la hiérarchie, du simple expéditionnaire au capitaine général, c’est pis qu’une exagération ; à médire trop légèrement, on a vite fait de calomnier.

Mais quoi ? Ce qu’en d’autres pays on connaît sous le nom de pot-de-vin, à Cuba, on le connaît sous le nom de chocolat. Et l’on est obligé de confesser qu’il ne manque point à Cuba de gens qui mangent de ce chocolat. Seulement, parcourez les livres qui les dénoncent[1]. Qu’y voyez-vous ? Des fraudes dans les douanes, des fraudes sur les déclarations de successions ; fraudes vis-à-vis du Trésor, fraudes telles qu’il n’est pas de colonie au monde et presque pas de métropole où il ne s’en commette d’analogues ; fraudes qui s’étalent à Cuba plus qu’ailleurs, parce que la moralité est pour beaucoup une affaire de latitude, et que les consciences y vont toutes nues, exposées à une température de serre chaude qui fait éclore les vices dans les âmes

  1. F. Moreno, El Pais del Chocolate (La inmoralidad en Cuba).