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sanguinaire est d’ailleurs, en province comme à Paris, un des principaux agens de la démoralisation populaire[1]. Les criminologistes s’accordent à soutenir que la littérature ordurière agit avec une violence toute spéciale sur les dégénérés et devient ainsi une cause de criminalité. Heureux quand l’excitation n’est pas directe ! A l’occasion d’une poursuite qu’on avait exercée devant la cour de Lyon contre un révolutionnaire, M. Proal raconte qu’il lisait dans un journal du parti cette excitation adressée aux filles du peuple placées en service dans les maisons bourgeoises : « Vengez-vous en dépravant les enfans de vos maîtres. » Le journal resta d’ailleurs parfaitement impuni. « Quand un des industriels de la pornographie contemporaine, disait ici même M. Cruppi, est par grand hasard renvoyé devant la cour d’assises, l’avocat tire de sa serviette vingt recueils également scandaleux qui se vendent librement. Le jury ne comprend plus et acquitte[2]. » — Mais à qui la faute ; sinon au gouvernement, qui ne poursuit pas avec régularité et obstination et qui laisse la loi à l’état de lettre morte ? Oubliant que la littérature « façonne petit à petit l’idéal d’un peuple », notre gouvernement est l’unique au monde, qui, sous prétexte de liberté, s’abstienne d’attaquer les publications immorales. Les libres pays d’Amérique ne tolèrent pas ces outrages par écrit à la pudeur publique. Et cependant, on l’a mainte fois montré, c’est le gouvernement seul qui pourrait ici agir avec efficacité : livrés à leurs seules forces, les particuliers sont impuissans contre la vaste action, d’un caractère essentiellement social, exercée par le « quatrième état ».

Une certaine presse contribue encore à la démoralisation et à la criminalité en représentant, sous prétexte de radicalisme, comme adonnés à tous les vices toute la classe « dirigeante » et tous ceux qui sont investis d’une autorité, quelle qu’elle soit. Par ses diffamations quotidiennes, elle fournit aux esprits pervertis que tente le vol ou le meurtre l’excuse de la prétendue perversion universelle. « Nous sommes trahis ! » s’écrie le soldat qui

  1. Un jour, partant pour Bellevue, je vis une charmante enfant d’une douzaine d’années acheter pour cinq centimes le supplément illustré d’un journal ; par curiosité je l’achetai aussi ; il contenait, outre des gravures licencieuses, une petite nouvelle qui était une excitation manifeste, non à la débauche en général, mais au viol, dont un décadent analysait les sensations avec complaisance. Un autre récit excitait à l’inceste. J’eus peine à poursuivre jusqu’au bout ma lecture ; l’enfant ne passa pas une ligne.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1896, Le délit de presse devant le jury.