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de poisson, veille à la porte avec mission d’écarter les femmes. « Un jour de service, m’expose-t-il, puis un jour de repos. Une vie bien agréable : se plaindre serait péché. » Il dit que des bruits faux circulent par le monde sur la paresse des moines ; qu’ici les frères, outre leurs devoirs d’état, travaillent assidûment au potager. Je lui parle du Père Varnava, la gloire de ce monastère, le saint homme que des âmes en peine viennent incessamment consulter ; c’est un autre Père Jean de Cronstadt, une de ces figures populaires auxquelles leur charité et leur foi, la confiance et la crédulité des âmes, la mobilité de ces caravanes pèlerines qui propagent dans l’empire les nouvelles de la religion, font par toute la Russie une vaste célébrité. « Je ne dirai ni bien ni mal du Père Varnava, répond ecclésiastiquement le privratnik. Beaucoup de personnes viennent voir le Père Varnava, voilà qui est sûr… »

Ainsi renseigné, je m’écarte par l’allée montante où des sureaux répandent leur odeur impure et leur ombre inquiète ; un petit cimetière est perché sur la butte ; c’est là, qu’après d’humbles vies obéissantes, les moines vont grossir le nombre toujours incomplet ; c’est là qu’ils s’alignent dans le rang des morts, à mesure qu’ils s’éteignent parmi des générations différentes, pareilles cependant. Ceux du Khodynskoe pole ont fini tous ensemble, ceux-ci, les uns après les autres ; mais ici comme là, c’étaient les mêmes existences précaires et de peu de prix. La sève qui monte de la terre russe les remplacera ces feuilles de l’arbre, ces épis du champ ; et qu’ont-ils perdu en perdant le souffle ? Attachés à la glèbe, nés pour en être esclaves, ignorans du passé, incertains de l’avenir, leur vie valait-elle une larme et faut-il les plaindre, ces créatures d’un jour, de n’avoir pas duré jusqu’à demain ?

Ainsi cette nouvelle rencontre avec la mort n’éveille pas l’idée du néant de la personne ; elle éveille le spectre d’une race invincible et qui ne peut périr. C’est qu’on le retrouve à Moscou plus manifeste qu’ailleurs, l’éternel fait de toute histoire, la régénération de cette humanité qui se déduit d’elle-même en même temps qu’elle se détruit ; on retrouve cette loi universelle : la sujétion de l’individu par rapport à l’espèce, du citoyen par rapport à la cité. C’est la loi militaire, c’est la loi juste, c’est la loi de vie ; et l’individualisme, l’analytisme, le cosmopolitisme, ces formes vaines de l’intelligence occidentale, n’ont pas prévalu ni ne prévaudront pas contre elle.