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liseurs de gazettes, soupçonnent une vie différente de la leur, connaissent, au moins par la haine, d’autres nations, ces âmes russes sont des alcyons qui flottent en pleine mer slave, sans vue sur les côtes, et qui ne peuvent regarder qu’au ciel.

Un de ces paysans s’est attaché à moi ; il me suit comme j’entre à la librairie et me raconte qu’il est vieux, très vieux, et qu’il a dix-huit petits-enfans. Je veux lui donner un de ces livres que je feuillette à l’étalage : Comment la mère de Dieu a sauvé la Russie ; Ne juge pas le pauvre, fais-lui l’aumône ; Sur le couronnement ; Sur le paradis. Mais lui, reprenant ce thème de son grand âge et de sa nombreuse descendance, me demande de préférence un grivennik ; il supplie, il pleure, il s’agenouille devant moi, hélas ! Et d’autres voyant ma faiblesse, m’assiègent à l’envi : « Pour l’amour de Dieu, barine !… au nom du Christ ! » Ils espèrent de ma bourse un peu de ce numéraire inconnu d’eux pour ainsi dire, si rare dans les bas-fonds sociaux, et qui coule fatalement d’un sommet à l’autre, pareil à l’eau captée par un aqueduc.

Un escalier qui donne sur le rempart conduit au silence, à la paix, à la nature, à la justice ; cette allée carrelée de briques, couverte d’un toit, est peut-être un boulevard militaire et peut-être un cloître religieux ; elle dessert tous les ateliers du monastère : la lithographie, la photographie, la rédaction du journal la Sainte Trinité. Le vent de la campagne souffle par les créneaux ; des pigeons roucoulent ; on entend un bruit croissant de pas ; et, pareil à l’image de quelque saint religieux, représenté debout sur les dalles de son couvent, la stature d’un moine apparaît dans l’encadrement d’une baie sans porte.

Un dôme d’or brille à distance, mêlé aux cimes des arbres ; un skit, un monastère des champs, se cache là ; j’y vais au hasard, et c’est un endroit comme les autres, nommé Gephsimansky[1]. On y vénère la Vierge de Tchernigov ; sous l’église, des galeries étroites et tortueuses mènent à des sources guérissantes. La cour, les berges de l’étang, les pelouses ombragées sont couvertes du même pauvre peuple, tristement mêlé à la nature en fête. Une passerelle, dont le profil en chaînette se mire dans les eaux coites, conduit à l’enclos où les hommes seuls ont accès ; un privratnik, policier sans violence, doux serviteur nourri de champignons et

  1. C’est-à-dire le skit de Gethsémani.