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si les morts de tout à l’heure et d’à côté se relevaient de terre en hurlant et venaient aussi saluer César. L’Empereur, immobile, écoute et regarde quelques instans ; puis, tenant baissée sa figure douce et grave, soutirant de la blessure que le corps russe s’est faite, il redescend l’escalier et remonte dans sa voiture qui s’éloigne rapidement vers le palais Pétrovski.


V

La Lavra de Saint-Serge est le réduit de la forteresse moscovite, l’asile inviolé où ne pénétra jamais ni Tatar, ni Polonais, ni Français. Saint Serge choisit cette retraite au commencement du XIVe siècle pour y vivre dans la pauvreté et dans la prière ; c’était une âme tendre, faite exprès pour la contemplation et la solitude ; pareil à saint François d’Assise qui comprenait le langage des bêtes, lui partageait son pain avec les ours de la forêt. Une communauté se fonda autour de sa chapelle ; c’est là que Dmitri Donskoï vint se faire bénir avant de marcher contre Marnai ; il emmena comme soldats plusieurs frères du couvent. Au temps des troubles, les Polonais assiégeant la Lavra, les moines la défendirent et Dieu la sauva. Le droit s’y retranchait : Pierre le Grand s’y cacha par deux fois, alors que les émeutes des archers mettaient sa vie en danger. Les fléaux l’épargnaient : la peste de 1771, propagée autour de Moscou, n’atteignit pas le lieu sacré ; l’invasion française n’en trouva pas le chemin ; de fortes colonnes, envoyées en reconnaissance au nord-est, par des matins d’automne, rencontrèrent des brouillards miraculeux, errèrent au hasard, et retombèrent à la fin dans Moscou. C’est pourquoi l’Empereur lui-même viendra visiter ce sanctuaire national. Nous y venons avant lui vivre un jour de vie vraiment russe, un jour oisif, un jour sans date, un jour perdu.

Rien que des pèlerins, pas un promeneur, dans la cour principale du monastère ; au centre, sur le socle d’une petite pyramide, on lit les états de service de la Lavra ; à côté, une fontaine d’eau vive miroite au soleil ; des femmes y puisent et se lavent les yeux ; car partout, en Russie, on rencontre ces survivances du culte primitif des sources.

C’est de là qu’il faut partir pour visiter les églises, mais au hasard, comme font les autres, et sans ouvrir les pages du Guide. L’Ouspienski sobor appuie son porche bas sur des colonnes