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L’homme qui renonce à manger ne travaille plus que pour gagner de quoi boire ; la femme épuisée met au monde des enfans malades qu’elle ne songe point à élever, par la raison qu’elle ne peut pas les nourrir. Ainsi la dégénérescence marche de pair avec la génération, ainsi d’âge en âge, le sang du vice retombe sur ces maudits condamnés à vivre et, rejaillissant en éclaboussures de crimes, fait des taches irréparables sur l’avenir.

À ces élémens de puissance inconnue s’ajoutait enfin un très dangereux ferment, la tchern de Moscou, ces forbans qui sont légion et qu’on appelle justement la légion d’or. Crapule alimentée par les déchets sans nombre de la vie russe, elle mélange à la brutalité des primitifs la perversité des intelligens. Elle habite, avec ses mœurs et ses lois propres, plus d’une cour des Miracles nocturne et souterraine, pareille à ce que Paris connut quelques siècles auparavant ; la ville qui s’émeut amène aujourd’hui cette lie à sa surface et la mêle aux couches saines de sa population.

Au jour levant tous étaient debout, — 500 000 hommes, un million peut-être, qui sait le nombre ? — encaqués les uns dans les autres, ne respirant qu’avec peine, masse inerte en attendant qu’elle se convulsât. Point de cris encore, mais la pression se développait ; les uns poussaient pour progresser, les autres poussaient pour se dégager ; les plus avancés, meurtris contre les barrières qu’on avait tendues le long des baraques, demandaient grâce ; ils se mirent à genoux, dit-on, contre la poussée aveugle, pensant ainsi lui résister mieux. Mais le flot, les submergeant, renversa l’obstacle et se répandit de l’autre côté. Il courut alors sur la mer des têtes un remous annonciateur de la tempête ; le peuple arrivait par deux masses sur cette ligne à travers laquelle on avait espéré qu’il filtrerait un par un ; ses cris forcenés, cris de peur consciente ou de désir animal, épouvantèrent les commis aux vivres qui commencèrent précipitamment la distribution. Affolés, quelques employés lancèrent au loin les gobelets ; ce fut le dernier signal. Les deux marées roulèrent décidément à l’encontre l’une de l’autre et s’affrontèrent par-dessus la digue. Déjà, sans doute, des cadavres marchaient dans la foule et fluctuaient avec elle, mais c’est alors vraiment que la mort se hâta de faucher et de moissonner. Elle combla un fossé, dont la fatale profondeur créait dans cette bataille une cause assez certaine d’infériorité et de perdition ; elle combla un puits, d’où l’on vient de retirer, parmi des dépouilles informes, un homme encore vivant.