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l’habitaient comptaient parmi les plus éloignés du pouvoir et les moins qualifiés pour traiter au nom de l’empereur. Quant à la paix, plutôt que d’y consentir, l’armée russe livrait Moscou ; elle s’écoulait à ce moment même par la route de Riazan ; Koutousof, en la regardant défiler, se soutenait à peine, tombait assis dans sa voiture, accablé du poids de sa propre résolution…

Mais que sert-il d’évoquer aujourd’hui ces souvenirs, puisque les temps sont à ce point changés et que, bien réellement cette fois, nous sommes revenus à Moscou pour y chercher la paix ? Il ne faut plus parler du passé que pour l’interpréter et pour l’agrandir ; il faut dire que la campagne de 1812 a eu pour ce pays même des effets salutaires ; la secousse française, ébranlant ce bloc slave, l’aidait à trouver son équilibre ; et ce sang de chez nous n’a pas été perdu, qui venait jusqu’ici se mêler au sang russe et se verser avec lui. C’est que la guerre, liée au faisceau complexe des forces naturelles, n’est pas moins créatrice que meurtrière ; quand deux peuples s’étreignent, ils sont mus par des causes plus hautes que les sentimens et les raisonnemens auxquels ils pensent obéir ; le destin fait son œuvre avec nos erreurs…

Cependant l’izvoztchik, qui revient par la Pretchistenka, passe justement devant le temple du Christ Sauveur ; attiré par les chants, qui sont sans doute les derniers de l’office, j’entre là pour quelques minutes. Les larges corridors qui débouchent dans la nef portent sur des plaques de marbre les noms des soldats morts dans l’année douloureuse. Une foule nombreuse écoute et prie, debout dans une atmosphère chaude, troublée de fumées d’encens ; les cierges tremblent comme derrière un voile ; une immense et mystérieuse figure de Dieu le Père occupe toute la coupole. Un instant, j’hésite à me lancer dans cette mer vivante ; mais quiconque porte un habit d’officier traversera toujours aisément ce peuple obéissant ; le plumet de ma coiffure faisant le vide devant moi, j’arrive librement jusqu’à l’iconostase.

— Un Français… Laissez-le passer : il est Français…

C’est la première fois que je rencontre parmi des ouvriers et des paysans des marques si nettes de sympathie. Il faut que ceux-là aient vu les équipages de notre ambassade, les livrées, les cocardes aux trois couleurs, enfin qu’ils aient lu, ces ignorans qui ne savent pas lire, le très brillant chapitre que notre représentation officielle vient d’ajouter à l’histoire de la vie française à Moscou. Quant à nous, l’ambassade est le port où notre