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REVUE DES DEUX MONDES


Le jour allait finir ; à l’horizon livide
L’œil rouge du soleil palpitait dans du sang.
Les ombres s’allongeaient dans le soir menaçant,
Et la terre était nue, et le ciel était vide.
 
Muets, ils s’avançaient, songeant aux clairs matins
Où, sans honte, vêtus d’innocence première,
Ils allaient devant Dieu, purs comme la lumière,
Un voile d’or posé sur leurs yeux enfantins.

Parfois, reprise encor de quelque espoir étrange,
Ève tournait la tête et frissonnait de voir,
Plus terrible déjà dans les ombres du soir,
Briller, là-bas, l’épée ardente de l’Archange.

Le soleil moribond, dans un suprême effort,
Illuminant le ciel de clartés effrayantes,
Éclaira jusqu’au fond leurs prunelles béantes…
Et la nuit descendit sur eux comme la mort.

Alors leur âme en deuil fut deux fois solitaire ;
Et s’étreignant d’un morne et funèbre baiser,
Ils sentirent leurs cœurs d’argile se briser,
Et dans leurs yeux monter l’eau triste de la terre.

Ève pleurait tout bas sous ses longs cheveux roux ;
Puis, femme et ne pouvant comprendre la Justice,
Elle tordit les bras, et d’une âme au supplice,
Cria : « Pitié, Seigneur ! » et se mit à genoux…

Mais rien ne répondit au fond du grand ciel sombre.
Et voici que le vent se leva vers le nord,
Et posant sur sa chair nue un baiser qui mord,
Fit soudain grelotter ses épaules dans l’ombre.

Debout et frémissant, sur sa poitrine en feu
Adam l’enlaça toute avec son bras farouche,
Et lui chauffa la chair au souffle de sa bouche,
Comme s’il la voulait défendre contre Dieu.