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paraît celle donnée par Falloux[1]. Enivré par une infatuation supérieure à celle de Changarnier, il se croyait le maître de la France, plus encore que celui-ci ne pensait l’être de l’armée. Le Prince avait été nommé parce que lui, Thiers, l’avait voulu : il ne serait pas réélu s’il ne voulait pas. Il l’avait voulu tant qu’il l’avait cru résigné au rôle de Télémaque sous sa houlette de Mentor. Son refus de couper ses moustaches, son obstination à revêtir l’habit de général de la garde nationale l’avaient indisposé. Mais le Prince le comblait de tant d’attentions, il l’avait si respectueusement loué dans un discours à Rouen, il offrait si galamment le bras à Mme Thiers, pour la conduire à table, qu’il avait patienté, presque pardonné les premières désobéissances, au point de s’écrier : « Ce n’est pas un César, c’est un Auguste ! » La lettre à Edgar Ney, sur laquelle on n’avait pas pris son avis préalable, gâta de nouveau les relations : elle le courrouça autant que son rapport blessa le Président. Il dut enfin se convaincre que ce flegmatique poli, que ce taciturne impénétrable, sans dire jamais brutalement ni oui, ni non, n’en faisait qu’à sa tête. Il méritait d’être puni. Thiers décréta qu’il ne serait pas réélu. Trop perspicace pour croire aux chances du Comte de Chambord, il voyait néanmoins que, si les légitimistes n’avaient pas la force de restaurer leur roi, ils avaient le pouvoir d’empêcher les orléanistes de ramener le leur. Dans la République, Cavaignac était fini, Ledru-Rollin inéligible, Victor Hugo, une nébuleuse en formation ; on parlait bien du prince de Joinville désigné par ses qualités unanimement reconnues, mais ce n’était qu’une velléité ; Changarnier ne se concevait qu’à la tête d’une armée, il ne se maintiendrait pas un jour à la tête de l’Etat. Il n’y avait donc de choix possible qu’entre lui, Thiers, et le Prince Louis.

Les républicains modérés, persuadés de l’échec de leur chef, viendraient à lui. Ne leur répétait-il pas dans les couloirs, son champ de bataille autant que la tribune : La république est le gouvernement qui nous divise le moins ? Ne se moquait-il pas avec eux, dans les coins, des chimères surannées des légitimistes ? Pour les légitimistes n’était-il pas aussi la carte forcée, au moins à titre de moindre mal ? Il dissipait les ombrages suscités par son ralliement à la république en leur disant, dans d’autres coins que ceux où il les avait chansonnés : « La république oui, mais sans

  1. Mémoires de Falloux, t. II, p. 114.