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qu’elle a reçue, mais qui ne cesse pas de croire à la bonté de cette mission ni à l’éternelle morale de qui elle la tient. Hamlet multiplie, par faiblesse, les détours pour aller à son but : mais ces détours ne le déshonorent point, et il n’y laisse pas sa conscience.

L’aventure de Lorenzaccio est fort différente ; un peu obscure, à vrai dire, dans ses commencemens. C’est un jeune homme excessivement lettré, qui, né païen dans cette païenne Renaissance d’Italie, a conçu d’abord le devoir à la manière antique. Il a voulu agir de façon saisissante et rare et gagner l’admiration des hommes. Il a voulu être un héros à la Plutarque, un tyrannicide dans le goût d’Harmodius et d’Aristogiton. Peu lui importe le tyran, puisqu’il avait d’abord choisi, pour le frapper, un pape, avant de jeter son dévolu sur Alexandre de Médicis. Il a fait un rêve, un rêve de gloire autant que de justice, et de dilettantisme peut-être autant que de gloire. Et c’est pourquoi il a pu prendre un si étrange chemin. Le masque de Brutus était une imbécillité inoffensive ; celui d’Hamlet, une demi-folie fantasque, un peu bavarde, généreuse en somme : le masque de Lorenzo, c’est la débauche, la lâcheté, le proxénétisme, la cruauté. Il partagera, favorisera, attisera les vices de son maître pour lui inspirer confiance et le tenir un jour à sa merci. Cela veut dire qu’il souillera son âme et son corps pour l’amour de la patrie et de la justice, et, ensuite, qu’il commettra ou favorisera, en servant Alexandre, autant et plus de crimes qu’il en doit prévenir en le tuant, et que son « héroïsme » paradoxal commencera donc, vraisemblablement, par coûter à Florence autant de larmes et de sang qu’il lui en veut épargner. Admirable calcul !

Il n’est guère possible qu’il ait vu tout cela dès l’abord et qu’il y ait consenti. Sans doute, il pensait s’en tirer par un simulacre inoffensif de corruption et de méchanceté. Cela est indiqué par le poète : « Suis-je un Satan ? dit Lorenzaccio. Lumière du ciel ! je m’en souviens encore, j’aurais pleuré avec la première fille que j’ai séduite si elle ne s’était mise à rire. »

J’aurais voulu, pour ma part, que le poète insistât sur ce moment si important de l’histoire de son héros, qu’il nous le montrât pris pour la première fois à son propre piège, qu’il nous eût fait assister à sa première orgie et à son premier détournement de mineure. Mais passons. Donc, ayant feint la débauche, Lorenzo l’a aimée ; et, pour avoir vu la faiblesse de beaucoup de jeunes filles et de femmes, il a cru à l’universelle impureté. Ayant feint la méchanceté, il y a pris goût, comme à une forme flatteuse et facile de l’action et de la domination sur les hommes ; et, parce que son ignominie ne soulevait que