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Il y a des endroits prédestinés, des cités si heureusement situées que quelques épreuves qu’elles subissent, elles en sortent amoindries, mais vivantes. Assise entre le désert et le Soudan, Tombouctou est le lieu de rencontre du monde berbère-arabe et du monde nègre, du sel et de l’or, des caravanes du Sahara et des flottilles du Niger, ou, comme l’a dit un vieux chroniqueur soudanais, « de ceux qui voyagent en pirogue et de ceux qui cheminent à dos de chameau. »

M. Dubois s’assura bientôt que dans sa décadence il ne tiendrait qu’à elle de faire encore figure, qu’on y voit circuler parmi les murs écroulés ou croulans de longues processions de chameaux, d’ânes et de porteurs, qu’on y entend parler toutes les langues, qu’on y coudoie des Songhoïs, des Mossis, des Bambaras, des Toucouleurs, des Malinkés, des Foulbés, des Maures, des Marocains. Il constata que dans cette ville étrange il ne faut pas juger des maisons sur leurs apparences, que les dedans sont d’habitude plus engageans que les dehors. Il découvrit dans une case ouverte aux quatre vents des ouvriers fort habiles qui confectionnaient des pantalons et d’amples robes soudanaises ou les ornaient de fines broderies, pendant qu’accroupi dans un coin un vieillard à lunettes et à la voix nasillarde leur lisait le Coran.

Il trouva derrière une façade délabrée, lézardée, qu’un grand négociant ne se souciait pas de rhabiller, une vaste cour entourée de galeries à arceaux, admirablement entretenues, et de riches magasins où s’entassaient les sacs de mil, les sacs de riz, les barres de sel, les ballots de dattes, les paquets de plumes d’autruche, les défenses d’éléphans cousues dans des peaux, 50 000 francs de marchandises. Tombouctou n’a plus que 8 000 habitans, mais ils font tous le commerce. « Ici, disait un Tombouctien à M. Dubois, en gros ou en détail, chacun est négociant, commissionnaire ou courtier. »

Tombouctou n’était pas seulement le centre d’un grand commerce, elle était « le cerveau du Soudan ». Un proverbe africain disait : « Le sel vient du Nord, l’or vient du Sud et l’argent du pays des blancs ; mais la parole de Dieu, les choses savantes, les histoires et les jolis contes, on ne les trouve qu’à Tombouctou. » La gloire de son université de Sankoré se répandait jusqu’à Fez et au Caire ; ses théologiens, ses jurisconsultes noirs marchaient de pair avec les plus fameux docteurs arabes. On admirait leur doctrine et leur éloquence, on admirait aussi la richesse de leurs bibliothèques ; comme la science, les lettres avaient leurs grands hommes. Ce temps n’est plus ; on chercherait vainement sur les bords du Niger un Ahmed-Baba, célèbre par ses biographies des savans illustres ou un Abderrahman, auteur du Tarik, ce