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seulement, voyez et comptez ceux que nous avons pu connaître. L’Empereur en est mort à Sainte-Hélène, mort d’inanition et de ce que sa pensée lui disait : « Le monde tourne sans toi, que fais-tu là sur ton rocher ? » Casimir-Perier, Benjamin Constant, le général Foy, le bon et spirituel Martignac, que j’ai beaucoup connu, sont morts de tribune, autre forme du mal. Louis-Philippe vient d’y succomber, il meurt d’exil. La voix lui a dit : « Si tu avais agi comme toi-même en 1832, et comme Cavaignac, tu serais roi, Macbeth ! » Frédéric Soulié est mort du cœur, comme Balzac. Qui y pense maintenant, même en les lisant ? S’immolaient-ils pour vous, blondes lectrices ? ou à l’argent, au dieu Mammon, au dieu de l’or ? Toujours est-il que ces deux romanciers ne choisissaient pas assez dans leurs idées. Un grand peintre produit sans cesse, jour et nuit, et malgré lui, des esquisses et des ébauches, mais il ne doit choisir que les plus belles pour les exécuter en tableaux. Raphaël, Michel-Ange, crayonnèrent bien des attitudes, mais ils ne s’arrêtèrent qu’à des choses comme la Transfiguration et le Jugement dernier.


X


Au Maine-Giraud, dimanche 10 novembre 1850.

Par exemple, chère Alexandrine, je voudrais bien savoir ce que cela vous fait que je sois à la campagne ou à Paris, vous qui êtes située dans le juste milieu de mon voyage, et que j’ai l’honneur de voir un quart d’heure en passant. Que vous ayez quelque plaisir à jaser avec moi, cela n’est pas absolument impossible, et je connais quelques belles petites madames qui ont ce goût d’une façon très décidée et très prononcée ; mais quand je ne suis pas là elles font comme vous, elles ont d’autres causeurs, danseurs, nageurs, chasseurs et plus ou moins cousins ; je les approuve et les honore. J’ajoute que je les imite. En ce moment (c’est-à-dire le moment de votre dernière lettre, moment qui n’est déjà plus), vous semblez, fort attentive à la lecture : ce n’est toujours pas à une de mes lettres, dont vous oubliez la moitié et c’est toujours la meilleure ; mais enfin vous lisez. Vous jetez et vous reprenez Chateaubriand, puis vous l’abandonnez avant la fin de ses onze volumes. Voyons, que vous a-t-il donc fait ? N’est-il pas assez occupé de lui-même, ne se pose-t-il pas assez dans une attitude dédaigneuse en toute circonstance et supérieure à toutes choses ? Les femmes aiment infiniment ces poses magnifiques. N’a-t-il pas