Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/940

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Coignard, que votre bouche, si bien faite pour être fendue d’un large rire, grimace parfois. Vous vous moquez de toutes choses pareillement, et il ne me semble pas qu’elles soient toutes pareillement risibles. Il y en a qui nous tiennent trop chèrement au cœur et je ne vous approuve pas d’avoir porté sur elles une main trop peu délicate. Il y en a qui ont fait couler de vraies larmes, et si j’avais comme vous assez d’esprit pour douter de tout, il me resterait une dernière certitude : c’est celle de la souffrance des hommes. Ils sont assaillis de mille maux, et les plaies de leur âme, comme les plaies du corps, offrent souvent un aspect curieux ; pourtant, au lieu de s’en égayer, ne serait-il pas mieux d’en ressentir quelque émotion ? Il est trop vrai qu’on ne guérit pas la souffrance, mais on la soulage ou du moins on l’endort. Les hommes se trompent et commettent des erreurs monstrueuses ; parmi ces erreurs il en est de sincères, il en est de nobles, il en est devant lesquelles l’ironie doit désarmer. L’humanité pleine de bonne volonté et de patience s’efforce vers un idéal qui lui échappe sans cesse ; il y a dans son effort, même inutile, bien de la vaillance ; je ne saurais louer ceux qui la découragent ; c’est un cas où tout leur esprit me semble assez misérable. Vous tenez la vie pour une mauvaise plaisanterie ; la vie n’est en soi ni plaisante ni sérieuse ; mais il y a des gens qui la prennent au sérieux et leur part est la meilleure ; les autres ont prouvé seulement que leur science est stérile ; leur habileté ne dépasse pas celle de ce jongleur dont vous m’avez conté la plaisante histoire… » Je ne sais quel démon m’avait délié la langue. Je m’étonnais moi-même d’avoir parlé si longtemps et je n’étais pas éloigné d’en tirer quelque vanité. Que ne gagne-t-on pas à fréquenter les personnes bien disantes ? M. l’abbé Coignard resta un instant silencieux, contre sa coutume ; puis, ayant bu un grand coup de vin : « Paix, dit-il, Jacques Tournebroche, vous vous haussez à des conceptions qui ne conviennent pas du tout à votre entendement dont les limites sont étroites. Vos propos trahissent l’épaisseur de votre esprit. Vous êtes un sot, et il m’apparaît que j’eusse mieux fait de ne pas vous tirer de la rôtisserie de votre bonhomme de père. C’est grand dommage d’ouïr les gens disserter en des matières où ils ne sont pas compétens. Mais peut-être avez-vous lu quelque part ces beaux raisonnemens : je devine qu’ils sortent des feuilles de quelque Fréron… » Pour la première fois, M. Jérôme Coignard ne me parlait pas avec sa mansuétude ordinaire. Cette dureté ne provenait que de la tristesse où mon ingratitude l’avait plongé. Je le compris aussitôt. Et j’eus du remords d’avoir offensé un si bon maître… »


RENE DOUMIC.