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notre sensibilité impressionnable peut offrir soit avec celle de l’enfant, soit avec celle de la femme. Mais ces ressemblances tout extérieures ne devraient pas leur voiler les différences profondes. Il est facile de traiter de grands enfans ceux qui ont la foi enthousiaste aux idées et l’ardeur désintéressée à les soutenir ; mais la jeunesse de cœur est-elle si méprisable ? L’ « amour du genre humain » est-il un vice ? Et s’il n’y avait rien eu en France que d’enfantin, ou de féminin, ou de « plébéien », aurions-nous à notre heure (une heure qui dura des siècles) dominé le monde, soit par notre puissance politique et militaire, soit par notre ascendant intellectuel ? Non. Nous ne saurions concéder à nos adversaires que la patrie des Descartes, des Pascal, des Bossuet, des Corneille, des Molière et des Richelieu ne soit qu’un pays de grands enfans. Tout n’est pas, comme le prétendent Gioberti et Leopardi, frivole et vain dans notre histoire ou dans nos œuvres. Là où ils existent, ces défauts, — qui ne vont pas sans des qualités dont ils sont le revers, — ne tiennent pas à ce que les Français sont de nature enfantine ou féminine ; ils s’expliquent à la fois par notre tempérament nerveux, par notre éducation et par notre esprit de sociabilité. Les rapports sociaux, en effet, exigent parfois qu’on n’approfondisse pas trop toutes choses, qu’on n’appuie pas lourdement, qu’on ne transforme pas une chaise en chaire, une conversation en dissertation. De même, le souci de plaire aux autres et la recherche de leur estime engendre naturellement une certaine vanité, un certain « respect humain ». L’individu ne place plus toute son importance et toute sa valeur en lui-même, il en place une grande partie dans autrui. De même encore, notre douceur de mœurs, nos faiblesses, notre souci de la mode et de l’opinion ne tiennent pas à ce que nous sommes semblables à des femmes, mais à ce que la vie sociale exige cet adoucissement général, ce polissement des angles de l’individualité, cette dépendance de chacun par rapport au sentiment de tous. Faut-il en conclure, comme font Allemands, Anglais et Italiens, que beaucoup de vie sociale ait nécessairement pour conséquence peu de vie personnelle intime et profonde, et que, dans les proportions mêmes où l’une se développe, l’autre s’atrophie ? Oui, si l’on désigne par vie sociale l’existence mondaine ; mais est-ce là une vraie vie sociale, ou n’en est-ce pas plutôt la déviation et l’égarement ? Mieux entendue, l’existence en vue de la société exige, au contraire, une forte personnalité et un haut développement de l’individu. L’idéal que la France a conçu, sans le réaliser assez, et qu’elle doit toujours poursuivre, c’est l’accroissement solidaire de la vie sociale et de la vie individuelle. Son génie demeure non moins utile, non moins nécessaire au monde que le génie des