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réputation. Et quoique l’aventure banale d’un adultère mondain fût peut-être indigne de son talent, il suffirait d’une figure telle que celle du bohème Choulette pour que le livre ne fût pas méprisable. Mais à notre avis, son mérite est ailleurs : il est dans ces conversations sinueuses qui serpentent à travers tous les sujets, effleurent l’histoire, les beaux-arts, la morale, vont d’un paradoxe à un lieu commun, d’un portrait de Napoléon à un croquis de Florence ou de Ravenne, poussant à la perfection cet art de traiter sérieusement les choses frivoles et de prêter aux idées sérieuses l’attrait de la frivolité. Aussi bien ces conversations que M. Anatole Fiance introduit dans ses récits sont encore les meilleures parties de ses livres. C’est là qu’il excelle. Tantôt élégantes, tantôt triviales ou quintessenciées, le tour et l’accent en varient suivant les personnages qu’elles mettent aux prises. Ces personnages vivent ; les idées s’animent en passant par leur bouche et perdent la froideur de l’abstraction. Il n’y a pas dans notre littérature de modèles plus achevés d’une causerie libre, abondante et ornée, égayée par la fantaisie, fertile en propos d’une grâce ailée.


« … Or ce jour-là, comme nous étions attablés, M. l’abbé Coignard et moi, sous la treille du Petit Bacchus : « Ce que j’aime en vous, dis-je, mon bon maître, c’est l’agrément de votre parler suave et l’art que vous avez de donner à votre pensée la parure du beau langage. — Jacques, reprit M. l’abbé Coignard, c’est que j’ai été mis de bonne heure aux lettres anciennes. Il faut avoir fréquenté les Muses Elles nous enseignent des secrets qu’on n’apprend pas dans la compagnie de Catherine la dentellière. — Un génie étrange est en vous. Rien de ce qui importe dans la vie ne vous est inconnu et vous vous exprimez sur tous les sujets avec une liberté que les autres personnes n’ont pas. Vous êtes tout à fait débarrassé des préjugés et vous ne vous en laissez imposer ni par l’opinion du monde ni par les convenances. — Cela tient à mon état, Tournebroche, mon fils. L’Église étant placée au-dessus de la société, ceux qui ont l’honneur de lui appartenir ne sont pas obligés de s’arrêter aux timidités devant lesquelles les bourgeois reculent. Ils n’ont pas à ménager le siècle : il suffit qu’ils n’offensent pas les dogmes de notre sainte religion. — Je vous entends, monsieur Coignard, et il est beau de pouvoir s’affranchir des règles communes. Votre bonhomie me remplit d’aise ; elle me met en sécurité ; vous n’êtes pas de ces gens dont on se garde et auxquels on évite de livrer toute son âme. Je vous confierai des scrupules qui me sont venus. Car je vous connais pour modeste en dépit de votre grand mérite, et vous-même, vous vous donnez pour indulgent et charitable. Or je sais bien que vous prenez les hommes en pitié ; mais ce n’est pas tout à fait la même chose que d’avoir pitié des hommes. Votre continuel persiflage m’inquiète, et il m’est arrivé de le trouver moins spirituel que je n’aurais voulu. C’est un malheur, monsieur