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bon se gâter son plaisir ? Dans le désordre où elles apparaissent, se détachant à mesure sur le fond sombre de l’inconnu, les scènes de la vie sont toutes curieuses, imprévues, bizarres et charmantes. C’est un décor mobile qui change et se renouvelle sans cesse, qui nous plaît par ses aspects variés et ses mille couleurs. C’est un jeu de phénomènes, une comédie d’apparences, vaine fantasmagorie à laquelle nous pouvons nous prêter ou nous refuser suivant le caprice de notre humeur : elle n’est faite que pour notre amusement.

Cette manière d’envisager le train du monde a toute sorte d’avantages et elle est très propre à tenir l’esprit dans une allégresse légère. Car c’est à voir l’enchaînement des faits, à suivre dans son impitoyable logique la Liaison des effets et des causes, qu’on prend conscience de la nécessité et qu’on en sent peser le joug trop lourd. C’est à dépasser l’apparence et à pénétrer dans le fond des choses qu’on y découvre des abîmes de tristesse. C’est parce qu’on se tient soi-même pour un des acteurs engagés dans la pièce qu’on se sent touché par tous les épisodes du grand drame humain et qu’on entend pleurer en soi l’universelle misère. On échappe à tous ces inconvéniens pourvu qu’on ait atteint aux extrêmes limites du détachement. Toutes choses vous deviennent extérieures, n’ayant avec vous pas plus de lien qu’elles n’en ont entre elles. On est en dehors de tous les êtres. On suit leur manège d’un œil amusé, comme celui des ombres qui se profilent sur le transparent. On éprouve pour eux, au lieu de cette sympathie réelle qui étreint les cœurs, l’émotion sans profondeur que donne la pure fiction. A la sensibilité humaine se substitue cette sensibilité artistique qui nous fait vibrer à toutes les impressions et ne nous laisse souffrir d’aucune. On est sans colère, sans passion et sans haine. On éprouve une grande facilité à vivre et une heureuse tolérance. On est impartial, comme il arrive chaque fois qu’on n’est pas soi-même en cause. On a l’indulgence, fruit du désintéressement. L’ironie peut naître alors, récompense d’un esprit vraiment supérieur et parvenu à se considérer lui-même par le dehors, l’ironie avisée qui nous aide à n’être dupe de personne et à nous défier de nous, l’ironie bienveillante qui nous enseigne à nous moquer des méchans et des sots au lieu de les haïr, l’ironie, gaieté de la sagesse et sourire de l’âme apaisée.

Dans le Paris de la rive gauche, dans les vieux quartiers pleins de la vie d’autrefois, de la rue Guénégaud à la rue du Bac, les étalages des libraires, des antiquaires et des marchands d’estampes « étalent à profusion les plus belles formes de l’art et les plus curieux témoignages du passé. Chaque vitrine est dans sa grâce bizarre et son pêle-mêle amusant une séduction pour les yeux et pour l’esprit ». Du quai Malaquais au quai Voltaire s’alignent Les boutiques des bouquinistes. Les livres qui sont entassés là y sont venus par des rencontres imprévues, au