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cuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision à demi voilée qui s’effaçait lentement était si grave, si morne et si fière, que mon cœur en bondissait de douleur et d’admiration dans ma poitrine. » L’éloquence de Cicéron n’est plus pour nous qu’un bruit de paroles où nous ne trouvons presque plus de sens ; mais ces paroles nous plaisent encore par leur arrangement. Tout a changé depuis le temps des anciens ; leurs croyances sont mortes et les intérêts qui les passionnaient ne nous touchent plus. Mais vidées de leur contenu réel, les formes qu’ils ont inventées subsistent et leur perfection les a préservées de la ruine. L’esprit qui les a une fois accueillies reste hanté de syllabes magiques et de décors éblouissans.

Quand il commença l’apprentissage de la vie, et qu’il fut mis, au sortir des livres, en présence du monde réel, il advint que M. France avait perdu la foi. Comment cela était-il arrivé ? Très simplement, par un travail obscur et lent. Il ne faut pas chercher toujours des raisons précises et on a tort de vouloir tout expliquer. Il n’y avait eu ni brusque secousse, ni déchirement douloureux ; c’avait été moins une chute qu’un glissement vers une incrédulité complète et très douce. Ce qu’on appelait jadis les « affres » du doute n’est plus guère aujourd’hui qu’une métaphore sans emploi : il faut croire encore pour être torturé par la difficulté de croire. Mais justement parce que ce mince livret du Catéchisme contient la réponse à toutes les questions, c’est l’édifice tout entier qui s’écroule d’un même coup. Il faut rebâtir le monde sur nouveaux frais. Il faut se forger de toutes pièces un système. Cela exige un effort dont se déclarent aussitôt incapables les âmes gagnées à la paresse voluptueuse des songes. Elles en sont quittes pour s’excuser sur l’inanité des conceptions systématiques. « Les théories ne sont créées et mises au monde que pour souffrir, des faits qu’on y met, être disloquées dans leurs membres, enfler et finalement crever comme des ballons. » Il est vrai, et il faut reconnaître qu’un système n’a pas de valeur en soi ; mais il vaut comme moyen ; il sert à rendre l’observation possible. Cela est considérable. « Je n’ai jamais été un véritable observateur, avoue M. France avec franchise et résignation ; car il faut à l’observation un système qui la dirige, et je n’ai point de système. L’observateur conduit sa vue ; le spectateur se laisse prendre par les yeux. Je suis un spectateur et je conserverai, je crois, toute ma vie, cette ingénuité des badauds de grande ville que tout amuse et qui gardent dans l’âge de l’ambition la curiosité désintéressée des petits enfans. » La vie est donc pour lui un spectacle auquel il assiste, ou plutôt c’est une série de représentations qui se succèdent sans s’amener, dépourvues de lien comme de signification, et dont il faut aimer chacune pour elle-même. Il s’interdit toute vue d’ensemble, content de saisir çà et là quelque saillie ou clarté des choses et d’en jouir. A quoi