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amusement des êtres aimables et disposent à souhait de la nature. Nous savons par le témoignage d’un « ami » de M. France comment la sollicitude la plus tendre entoura et prolongea les années de son enfance pieuse. Son âme fut bercée par les harmonies de notre religion si douce aux petits. Les images d’une Bible ancienne venaient à l’appui des récits qu’on lui en faisait, et une arche de Noé qu’il avait parmi ses jouets lui était une preuve de la vérité des Écritures. Puis c’était la vie des saints, la légende des bienheureux, toute une frondaison miraculeuse. On lui contait aussi des histoires où il y avait des géans et des fées, des ondines et des nains, des salamandres se mouvant dans les flammes, des licornes au fond de forêts mystérieuses, et des princesses endormies dans des palais enchantés. Les récits pieux et les contes de fées voisinaient dans son esprit. Les légendes édifiantes et les autres se brouillaient un peu dans sa mémoire. Mais il ne cherchait pas à faire la différence, car il les trouvait toutes pareillement merveilleuses et agréables.

De cette vision du monde à celle que contiennent les livres qu’on étudie dans les collèges, il n’y a pas de transition brusque ; ici encore l’esprit se meut dans un cercle d’imaginations délicieuses. Ceux qui disent qu’on met les enfans à la torture et qu’on déforme leur esprit à leur enseigner le grec et le latin, en vérité, c’est qu’ils ont une âme de barbare ou de pharmacien. « Pour former un esprit, rien ne vaut l’étude des deux antiquités d’après les méthodes des vieux humanistes français. » C’est sur le sol fortuné de la Grèce, au pied de ses collines mesurées, dans la transparence de son air lumineux qu’est apparue soudain la Beauté : un reflet en est venu jusqu’à nous. Un peuple de divinités radieuses a pris possession des montagnes et des bois, de la profondeur des eaux, de la profondeur des cieux. Des symboles féconds et souples ont exprimé la joie de vivre : la douleur elle-même n’a exhalé que des plaintes harmonieuses. On a connu la jouissance de contempler la pureté des lignes, l’agrément qui réside dans les discours variés et dans les paroles subtiles. Les Romains furent d’esprit plus lourd. Et il est bien vrai que nous prononçons leur langue d’une façon ridicule. Telle est pourtant la richesse d’imagination plastique des races latines que leurs œuvres, défigurées et mal comprises, ont encore la vertu d’éveiller des rêves sublimes ! Il suffisait d’une phrase de Tite-Live débitée par un pédagogue médiocre pour évoquer de prestigieux mirages devant l’écolier que fut M. France. « Chaque fois que de sa voix grave de vieux sermonnaire M. Chotard prononçait lentement cette phrase : « Les débris de l’armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit, » je voyais passer en silence, à la clarté de la lune, dans la campagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides, souillés de sang et de poussière, des casques bossues, des