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foyer et perd en disponibilité pour la patrie ce qu’il gagne en utilité par ailleurs. D’après leur conception, les obligations des deux armées demeuraient en principe différentes ; et cette conception était éminemment sage, car on ne peut espérer de pères de famille, rivés à d’autres êtres qui sont leur chair et leur espoir, la même folie de risques, la même insouciante résolution, à l’heure critique où la vie ne doit plus rien peser, que des jeunes gens qui, par générosité d’illusions, n’ont pas encore appris à compter avec elle. Enfin, par l’engagement conditionnel d’un an, — emprunté aux Allemands et mal appliqué chez nous, mais sur lequel on pouvait revenir en le ramenant aux proportions allemandes, — l’on répondait à la fois au double but de ne pas entraver les carrières libérales et artistiques, qui sont l’obligatoire lumière d’un pays ; et de ménager à l’armée une pépinière d’officiers de réserve, institution dont nous n’avons jamais bien déterminé le sens.

Il semble qu’ainsi organisés nous eussions de quoi nous défendre. Nous pouvions réunir en douze jours 500 000 combattans de troupes de première ligne sur notre frontière de l’Est, 100 000 sur celle du Sud-Est, sans compter 150 000 fournis par les quatrièmes bataillons et disséminés dans nos places frontières. C’était certainement la part raisonnable faite d’un côté au nombre, de l’autre aux ressources du pays. Le budget de la guerre se trouvait d’à peu près 100 millions inférieur à ce qu’il est devenu depuis, et notre budget général, assuré d’un équilibre sérieux, possédait une marge annuelle de 150 millions. « C’était, — disait tout récemment ici[1], M. le duc de Broglie, dans une admirable et poignante étude, — un vrai trésor de guerre, car c’était le gage préparé d’un emprunt de plus de 3 milliards, pouvant être contracté à guichet ouvert, sans qu’il fût nécessaire d’ajouter un sou de supplément à l’impôt. »

Nous avions donc aussi l’argent, sans lequel le nombre n’est rien, et nos efforts n’avaient plus qu’à porter sur l’amélioration des détails d’une organisation déjà si vaste, sur le perfectionnement, et surtout la mise en main de l’outil forgé pour notre sécurité. Depuis, en le modifiant, en l’exagérant, n’avons-nous pas perdu de vue l’intérêt supérieur de cette mise en main ? notre haut commandement est-il organisé ? l’instruction de notre personnel d’état-major a-t-elle progressé ? Ou, pour entrer dans le détail, avons-nous toujours avancé sans reculer, le rengagement des sous-officiers est-il en prospérité ; nos cadres de guerre ont-ils gagné du côté du nombre ; notre personnel de réserve se montre-t-il plus à hauteur de ses devoirs ; nos formations territoriales,

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1896 : Vingt-cinq ans après, par M. le duc de Broglie.