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sensoriels mauvais conducteurs, de centres de perception obtus, d’aberration des instincts par défaut d’impressions suffisamment fortes, et de grande prédominance des sensations organiques sur les représentations. » Voilà pourquoi votre fille est muette. Quelle lumière peut-on trouver dans ce « tableau nosologique » digne de Molière ? L’égotisme de nos poètes et littérateurs est-il plus grand qu’au temps de René et de Werther ? En tous cas, il est une naturelle conséquence de l’incertitude qui frappe aujourd’hui toutes les doctrines objectives et impersonnelles. Le manque d’une foi commune fait que la pensée de chacun se replie sur soi : la « pathologie » n’y est pour rien. Quant au réalisme obscène — qu’on ne saurait trop flétrir et que tolère la coupable indifférence de notre police, — reportez-vous au moyen âge et même aux siècles derniers ; rappelez-vous l’ancienne littérature des bourgeois et des vilains, la dureté, l’immoralité radicale de la « veine gauloise ». L’élite même d’autrefois, à côté de ses vertus, n’avait-elle pas d’innombrables vices ? La littérature des classes les plus cultivées fut-elle moins immorale que celle d’aujourd’hui, notamment au XVIIIe’ siècle ? Enfin, sous la rubrique de mysticisme, M. Nordau range parmi nos maladies toute aspiration à un monde idéal, toute préoccupation de ce qui dépasse le cercle borné de la science positive. A ceux qui disent que la science, sous le rapport moral et religieux, s’est montrée insuffisante, il répond en énumérant toutes les découvertes relatives à la constitution de la matière, à la chaleur, à l’unité mécanique des forces, à l’analyse spectrale, à la géologie, à la paléontologie, à la « chromophotographie », à la « photographie instantanée », etc., etc., et il s’écrie : « Vous n’êtes pas contens ! » — Eh bien ! non, parce que notre ambition est plus haute. L’analyse spectrale peut bien nous renseigner sur les métaux que renferment les étoiles ; elle ne nous renseigne en rien sur la valeur et le but de l’existence. « Celui qui exige de la science, dit M. Nordau, quelle réponde imperturbablement et audacieusement à toutes les questions des esprits désœuvrés et inquiets, celui-là sera nécessairement déçu par elle, car elle ne veut ni ne peut satisfaire à ces exigences. » A la bonne heure. Vous reconnaissez donc qu’il y a des questions sur lesquelles la science positive est nécessairement muette ! Mais le souci de ces questions dénote-t-il des esprits « désœuvrés et inquiets », alors qu’elles portent sur le sens même, sur l’emploi et l’œuvre de la vie ? Ranger parmi les mystiques et les dégénérés tous ceux à qui les chemins de fer et les télégraphes ne donnent pas le parfait contentement de l’esprit et du cœur, c’est oublier que la philosophie et la religion (cette philosophie collective des peuples) ont toujours existé et existeront toujours, tant que