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De cette idée que le soldat ne compte plus qu’à titre d’unité dans une simple numération d’effectifs, il n’y avait en effet pas loin à s’aviser que chacun était propre à l’emploi ; que le rôle n’avait rien d’exorbitant ; que toutes les conformations physiques et morales s’adaptaient à l’uniformité théorique de ce moule. Ou bien, a-t-on fait ce rêve que l’homme, étayé des mille ressources de la science, se trouverait naturellement au niveau de toutes les situations, suppléerait aux ressources absentes de sa propre nature, reconquerrait par l’outillage ce qui lui manquait par le cœur ? Et l’on a choisi, pour tenter cette hasardeuse expérience, l’époque même où l’élite, comme pour se faire pardonner son aristocratie démodée, lâchait pied de partout, et où tout ce qui pouvait se flatter de lui appartenir, à un titre quelconque, ne semblait aspirer qu’à se confondre dans la foule, toujours davantage, par les goûts, les habitudes et les manières.

Il est certain que si l’effort se réduit à endosser l’uniforme, à prendre un fusil et à monter dans un train, nous avons beaucoup de soldats ; et la nation armée en France n’est pas une chimère. Mais si, comme autrefois, l’effort doit atteindre au tour de force, si nous nous proposons d’envoyer au feu des êtres inaccessibles à la fatigue, invincibles à l’épreuve, susceptibles de marcher sans souliers, de bivouaquer dans la neige, de se battre le ventre creux, comme étaient nos légions de la première république ; ou encore de résister au soleil de l’Inde, aussi bien qu’aux brumes glacées du Canada, ainsi qu’ont fait nos régimens de l’ancienne monarchie ; peut-être, en y regardant de près, jugerons-nous que la masse de soldats qu’enfantera la mobilisation ne sera pas de cette espèce-là.

Cependant les rudes nécessités de la guerre subsistent éternellement les mêmes, le tour de force reprend de plus en plus ses droits, pour détraquer ces systèmes trop compliqués, ce formalisme trop étroit qui, par une revanche des choses, ont substitué leurs timidités de mécanisme prétentieux aux grandes aventures osées par folle confiance dans l’homme.

Nous pensons même que l’excès de perfection de l’armement, que les envahissans progrès de la balistique, nous commandent plus qu’avant de chercher la solution du combat dans l’impromptu, le coup d’audace, la surprise enfin qui résume le succès à la guerre. Si donc les marches et les attaques de nuit, si l’excessive mobilité, et, en raison même des tentatives plus risquées, l’endurance plus grande, sont destinées plus que jamais à tromper les foudroyantes destructions du grand jour, à qui une tactique si hardie peut-elle réussir, si ce n’est à des soldats d’élite ? Aurons-nous ces soldats pour la guerre, notre tendance nous porte-t-elle