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l’année 1781. Quelques-uns néanmoins prétendent qu’elle fut représentée à des fêtes solennelles, devant les derniers monarques péruviens. J’ai parcouru la traduction espagnole de ce noir mélodrame, et je suis convaincu que Valdès en est l’auteur et qu’il avait longuement pratiqué Lope de Vega et Calderon. S’il était sorti de la main d’un Indien, je soutiendrais que Cuzco eut son théâtre de l’Ambigu et que M. d’Ennery est un descendant des Incas.

J’ai beau ne pas le dire, on m’accusera, je le crains, d’avoir idéalisé cette race, que Prescott pourtant qualifie d’extraordinaire, mais qui eut le tort, aux yeux de nos contemporains, d’avoir inspiré Marmontel. C’est même le seul reproche sérieux qu’on puisse lui adresser, et encore ! Cette épopée moutonnière, salonnière et philosophique, qui enchanta les beaux esprits du XVIIIe siècle, ne fut point un tissu d’agréables mensonges ; et j’aime mieux pour mon pays qu’il ait produit le peintre idéaliste de ces Indiens idylliques, que leur conquérant. Avec la meilleure volonté du monde, on ne fera jamais si joliment bêler les habitans actuels du Pérou et de la Bolivie. Les Incas eurent le grand mérite d’étouffer dans tout leur empire le paupérisme, et les plus civilisés d’entre les modernes peuvent s’incliner, sans affectation comme sans ironie, devant un État où personne ne mourut de faim. Aujourd’hui les blancs, qui professent un mépris moqueur à l’égard de ces pauvres êtres dépossédés, asservis et fidèles encore au culte du passé, se considèrent comme leurs supérieurs. Je souhaiterais qu’ils fussent simplement leurs égaux. Ils s’accordent à louer la patience et la bonne foi de l’Indien, et les plus grincheux n’articulent contre lui d’autres griefs que sa paresse — comprenez : sa répugnance à travailler sous leurs ordres ; — la coca qui lui verdit les lèvres ; et sa mauvaise odeur. Il paraît que ces raisons justifient non seulement le dédain dont on l’accable, mais encore le traitement inique dont on use envers lui.

Cependant, pour l’étranger qui passe et n’a pas le temps de les discuter, cette race indienne conserve une noble attitude. Elle a la beauté d’un marbre antique, qui, même détérioré par l’âge et sali par la boue, n’a pas perdu toute sa grâce indolente et fière. Et surtout elle plaît, parce qu’elle repose l’esprit des jeunes républiques hispano-américaines, où l’ambition du pouvoir et la passion de l’argent dévorent les hommes, où la politique disperse aux quatre vents les forces morales. Elle console du spectacle des aventuriers européens et de leurs convoitises accrues par la traversée d’un océan et l’escalade des montagnes. On contemple un peuple qui relève la tête du bourbier où ses atroces vainqueurs l’ont plongé, et réclame encore son droit à l’existence. Rien n’est plus beau qu’une liberté qui