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envahirent cette langue : de nouveaux sentimens y acquirent peu à peu le droit de cité. Il dut s’y passer ce qui se produisit dans le latin, aux premiers siècles de notre ère, et l’étude en serait certainement pittoresque. Il me paraît que les pensées du christianisme ne furent point gênées de cette forme nouvelle et s’en accommodèrent heureusement. Elles entrèrent, pour ainsi dire, de plain-pied dans cette demeure, que la mysticité des Incas leur avait somptueusement ornée. Elles y trouvèrent des fenêtres ouvertes sur le ciel, de longues arcades où promener leur rêverie vague et triste, des chapelles et des nefs d’ombre où se recueillir, et, pour rythmer leurs pas, une musique simple, qui rappelle nos psalmodies d’église et les motifs de Luther. Les Quichuas connaissaient la viguela (guitare) et la flûte. Enfin le christianisme, en pénétrant chez ce peuple, y rencontrait des poètes dignes de le comprendre et de l’interpréter.

Les Indiens incassiques avaient une poésie qui, à en juger par ses derniers vestiges, atteignait souvent au grand art. Leur prosodie, de même que la prosodie grecque et latine, reposait sur la quantité syllabique. Ils n’ignoraient ni les spondées, ni les dactyles, ni les iambes, ni les trochées, ni les anapestes. Un des fragmens les plus authentiques qui nous restent de cette littérature est composé en trochaïques monomètres. Il vient des papiers du jésuite Blas Valera, trouvés au sac de Cadix. Ce jésuite avait beaucoup étudié les coutumes des Incas, et l’original de ce morceau, écrit, si on peut dire, en fils de diverses nuances, lui avait été copié par l’archiviste indien, le quipucamayu ou gardien des quipus. On sait que les phénomènes célestes ont toujours tourmenté l’imagination des peuples primitifs, et que leur naïve explication a créé les plus beaux mythes. L’Indien, naturellement cultivateur et habile aux travaux d’irrigation, redoutait les époques de sécheresse et attendait, comme un bienfait divin, la pluie, la bonne pluie fécondante. Il supposait que Dieu avait placé au milieu de l’éther une vierge de la famille royale. Cette vierge soutenait dans ses bras une cruche, qui, périodiquement, se remplissait d’eau. Son frère s’approchait alors et frappait à coups redoublés sur cette amphore. Ces coups produisaient les roulemens du tonnerre et les éclairs n’étaient que leurs étincelles. Voici la strophe que je traduis d’une traduction latine littérale :

Belle Vierge, ton frère frappe maintenant sur ton urne : ses coups tonnent, luisent et fulminent. Mais toi, Vierge, qui laisses l’eau s’épandre, tu nous verses la pluie et parfois tu nous envoies la grêle et la neige. Le créateur du monde, Pachakamac, t’a préposée à cette charge et te donne de la remplir.

Nodal, qui cite cette strophe, la compare à un médaillon de