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qu’emprisonné dans une camisole de force. Il ne s’agirait que de la lui rendre supportable. Les Indiens s’y sentaient à l’aise ; mais c’est une expérience qui ne réussirait guère aux gouvernemens modernes et qui, en somme, ne dut son succès qu’à la foi religieuse. Les rois Incas descendaient du Soleil : on ne barguigne pas avec l’astre qui nous donne la lumière. Voilà pourquoi, dans la langue quichua, les adjectifs possessifs signifient le plus souvent qu’on ne possède rien. Quand les nôtres auront le même sens, notre révolution sera faite.

Pour les verbes, leur conjugaison repose sur des désinences qui varient à toutes les personnes de tous les temps et de tous les modes. Elle n’en finit plus. On y trouve, outre l’impératif, l’optatif, le supin et les gérondifs, des futurs parfaits et imparfaits. Les adverbes ne se comptent point ; je ne conçois pas d’idiome plus riche en interjections. Elles expriment l’affirmation, le doute, l’hyperbole, toutes les sensations et tous les sentimens dont notre corps et notre âme sont susceptibles. Si l’Indien s’écrie : Acau ! c’est qu’il étouffe de chaleur ; Achallah ! c’est qu’il admire. Appelle-t-il son maître ? Allayma ! S’adresse-t-il à Dieu ? Cacyan ! Réclame-t-il du secours ? Aha ! Quand ses maîtres se battent, il les entourage de son Ahallim ! La bataille terminée, il murmure Hu are (Amen). Nous sommes loin du goddam, dont Figaro faisait le passe-partout de l’Angleterre. Leur syntaxe semble moins compliquée ; toutes les phrases sont à peu près construites sur le patron suivant : d’abord l’interjection, puis le sujet au nominatif, toujours précédé de l’adjectif invariable, puis l’adverbe, le régime à l’accusatif, au datif ou à l’ablatif, enfin le verbe, sur lequel retombe le poids de la phrase. Je ne parlerai point des prépositions et des particules. Leur nombre eût réjoui Mme Dacier. On en énumère jusqu’à cent trente-cinq. Dans la prononciation, l’accent porte ordinairement sur la pénultième.

Les syllabes se juxtaposent les unes aux autres, forment des mots longs, indéfiniment longs, des mots invertébrés. Leur longueur, chantante et monotone, fait une langue délicieuse de mélancolie. Les paroles y sont comme d’amples voiles, où la pensée, chastement drapée, s’efface et dérobe ses contours. L’Indien se berce du rythme de ses vocables : il s’y attarde et s’y oublie. Si le crépuscule parlait, il parlerait quichua. Toutes les sonorités en ont une douceur charmante. Les plus vives ressemblent à des échos mourans. Imaginez une mélodie d’instrumens à cordes, que couperaient par intervalles des sons décor lointain. Du moins, c’est l’impression que m’ont laissée leurs dialogues, ou, si vous aimez mieux, leurs échanges de monologues.

A la chute de l’empire des Incas, les idées chrétiennes