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d’eau-de-vie pour la veillée funèbre. Les voisins se réunissent dans la chambre mortuaire et se saoulent le plus religieusement du monde. Je ne pense pas que dans les villages indiens, où n’ont point pénétré les marchands d’Europe, l’ivresse soit de rigueur. Cependant la chicha de maïs monte à la tête. Cette chicha est la boisson commune : jaune, limoneuse, mélangée de matières flottantes. Je n’ai fait que la regarder. Je n’ai point eu le courage d’y goûter, quand on m’eut appris comment elle était fabriquée. De vieilles Indiennes édentées, — condition indispensable, — mâchent le maïs, accroupies devant des jattes de grès, puis… enfin on laisse fermenter. Si répugnante qu’elle soit, cette chicha, du moins, a l’inestimable mérite de ne pas empoisonner ceux qui la boivent, et l’on n’en saurait dire autant de l’eau-de-vie que la Compagnie débite elle-même aux cholos et aux Indiens. Sans cette provocation à boire des alcools falsifiés, l’Indien ne s’enivrerait pas plus souvent que le commun de nos campagnards, et ses cérémonies mortuaires, les fêtes dont il célèbre le départ d’une âme, garderaient un caractère de sereine philosophie. Car ces êtres-là philosophent, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Leur supériorité sur le cholo et même sur certains blancs vient de ce qu’ils obéissent toujours à des idées désintéressées. Leurs moindres actes découlent d’une conception de la vie qui, pour n’avoir pas été mise en traité, n’en est pas moins respectable et souvent profonde. Elle leur a permis de conserver leur autonomie morale au milieu d’une race nouvelle et que déchiraient des instincts contraires.

Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’allure et les attitudes de ceux qui n’ont pas trop fréquenté chez les métis. Quelle grâce inconsciente ! Quelle harmonie dans les gestes ! Quelle différence entre leur tenue et celle du cholo ou de l’hidalgo décadent ! Je me souviendrai toujours du spectacle qu’il m’a été donné de voir, un après-midi que je rentrais chez moi. L’eau tombait à verse et je grimpais ma ruelle en escalier, quand j’aperçus, descendant à ma rencontre, un jeune couple d’Indiens. Le jeune homme et sa compagne pouvaient avoir quarante ans à eux deux. Ils se ressemblaient, comme un frère et une sœur, presque comme deux sœurs. J’admirais leur beauté, surtout celle de la femme, aux traits naturellement plus fins. Sa figure était empreinte d’une exquise fierté ; ses narines dilatées aspiraient la douceur de vivre ; sa bouche sérieuse exprimait une hautaine résignation, et ses yeux jetaient devant ses pas la sombre énigme de leur lumière. On devinait sous sa draperie de laine les pures lignes de son corps. Elle avait posé la main sur l’épaule de son compagnon, à peine plus grand, et dont une