Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/877

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même le pouvoir. Mais que M. de Rothschild lui-même aille dans un village indien, et je le mets au défi d’acheter le simple bâton, orné d’argent, que les caciques se transmettent, insigne du commandement. Certes, il ne me serait point difficile de montrer combien l’organisation de la famille indienne, où l’adultère est inconnu, l’emporte sur celle des conquérans. H. Beyle disait qu’il n’avait jamais vu mieux représenter une tragédie de Racine que par de pauvres acteurs ambulans, qui, un soir, lui en avaient offert le régal dans une grange. Ils jouaient avec une médiocrité harmonieuse. Leurs gestes et leurs voix s’ajustaient et se fondaient dans une unité qui donnait l’impression du grand art. Et, en vérité, les sociétés ressemblent à des troupes d’acteurs. Nos sociétés modernes possèdent des étoiles parfois sublimes, des premiers rôles tenus par des saints ou des martyrs, mais l’harmonie leur manque. C’est pourquoi je ne pense pas qu’on puisse voir la comédie de la vie mieux interprétée que par ces humbles peuplades d’Indiens, sur le prodigieux et morne théâtre des Hauts Plateaux.

Il va sans dire que je ne parle point ici des sauvages, plus ou moins cannibales, qui errent encore aux versans du Brésil, de ces nomades toujours en guerre les uns contre les autres et parmi lesquels Crevaux a trouvé la mort. Des missionnaires essayent d’apprivoiser ces chats-tigres et ces crotales. Quand les missionnaires sont dévorés, le gouvernement bolivien envoie un régiment qui fusille leurs assassins. Mais les seuls Indiens dont je m’occupe sont ceux que j’ai vus, les Indiens Quichuas, authentiques descendans du peuple si sagement gouverné par les Incas. Ceux qui habitent les alentours de la Paz appartiennent à une autre race : ce sont les Aïmaras, qui jadis furent soumis par les Incas et, suivant la méthode de ces princes, enclavés au milieu de leurs conquérans. Ils ont une réputation de rudesse farouche, qui leur vient de leurs anciennes insurrections, mais qu’ils ne semblent plus mériter.

Les Indiens Quichuas, eux, sont d’humeur très douce, taillables et corvéables à merci. Ils se distinguent facilement des cholos, dont ils n’ont pas adopté le costume hétérogène. L’Indien porte toujours une culotte grise, qui s’effiloche au-dessous du genou. Sur son côté pend une petite poche en cuir où il renferme sa provision de coca. Sa veste collante, largement échancrée, est nouée sur sa poitrine par des fils de couleur. Quelquefois il se couvre les épaules d’un puncho. Il va pieds nus et nu-tête. Il paraît réfractaire au froid, indifférent à la neige et à la pluie. L’Indienne est vêtue d’une jupe foncée, que retient, au-dessous des seins, une large ceinture de la même étoffe, et d’un axu,