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ingénieurs ont installé à Huanchaca, et dont la bibliothèque ne se compose guère que de revues et de livres français. Mais il fallut y renoncer. Le secrétaire, abominablement gris, avait décampé, la clef dans sa poche. Personne ne put nous dire où il titubait.

Nous descendîmes de Huanchaca aux premières fraîcheurs du soir, comme le matin, au sortir du tunnel, sur un wagonnet livré à lui-même. Un peu avant d’arriver au pont, nous aperçûmes, venant à notre rencontre, un wagon-traîneau, attelé d’une mule, et qui, sitôt qu’il nous vit, dérailla prestement. Cornejo serra le frein du nôtre, et nous nous trouvâmes en face du curé et de sa gouvernante. « Bonjour, señor Tata ! » s’écrièrent mes compagnons. Tata est le mot dont les Indiens ont baptisé leurs prêtres. On mit pied à terre, et le « senor Tata », un gaillard d’une trentaine d’années, la figure un peu rougeaude et la soutane assez graisseuse, accepta un verre de xérès, que l’un des nôtres lui versa. Sa gouvernante était une jolie, luronne de chola, en jupe rouge et en châle vert. Elle portait au bras un panier d’oignons et riait d’un beau rire hardi.

Quand nous eûmes trinqué, — car on ne voyage jamais ici sans bouteille et sans verres, — à la santé du señor et de la señora, nous continuâmes notre route, et tout en remontant vers le tunnel, un de mes voisins me dit :

— Il ne s’ennuie pas, notre curé ! Du reste, la Bolivie est le paradis terrestre des prêtres. Leur cure, qu’ils soumissionnent entre les mains de leur évêque, leur rapporte parfois de superbes émolumens, et les superstitions, qu’ils ont soin d’entretenir autour d’eux, ne les laissent manquer de rien. Les bons morceaux leur reviennent de droit. L’Indien croit acheter ainsi la protection de Dieu. Il y aurait une curieuse étude à faire sur la façon dont les Jésuites ont catholicisé ce pays. Les cholas et surtout les descendans des adorateurs du Soleil, les Indiens de la race incassique, sont des chrétiens fanatiques, mais ils gardent sous leur foi nouvelle l’esprit des temps passés. Les croyances locales ont subsisté, et, loin de les battre en brèche, nos prêtres les protègent et les consolident. Ils ont précieusement conservé les bandelettes, qui momifiaient les âmes et les livraient toutes ligotées.

— Vous ne m’étonnez pas, lui répondis-je, et par ce que je sais de l’antique religion de vos Indiens, je ne pense pas que la tâche leur fut difficile.

Et je rappelai à mon interlocuteur que le christianisme avait trouvé chez les Incas un peuple préparé à l’évangélisation. On comprend d’autant moins les horreurs de la conquête. Si les reîtres espagnols ne cherchaient que de l’or, les Indiens, ignorant l’usage