Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/870

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fille endormie au pied des montagnes. Et quelles montagnes ! Hérissées, sauvages, rutilantes et dentelant dans les images des pans déchiquetés. Sur leur raide versant d’énormes blocs se tiennent en équilibre, et l’on se demande par quel miracle ils ne roulent point jusqu’en bas et ne viennent pas écraser les maisons peintes. Nous avons visité Huanchaca un jour de marché : sur la place carrée et dont tout un côté est en arcades, des groupes d’Indiennes et de cholas aux jupes de couleur criarde faisaient comme des touffes de bleuets et de coquelicots. Une vigogne apprivoisée errait au milieu des femmes, se dérobant aux caresses par des bonds farouches et gracieux.

Cette petite cité, tranquille, ensoleillée, avec ses murs bariolés, sa physionomie légèrement espagnole, m’a laissé un charmant souvenir. Et pourtant j’y ai visité l’usine d’amalgamation en plein chômage. J’en ai emporté une impression de vieux sale moulin abandonné. D’ailleurs, je ne disconviens pas qu’au point de vue technique elle soit fort bien montée et produise de surprenans résultats, surtout si on la compare à Playa Blanca et si l’on songe que tout le minerai riche de Pulacayo y est trituré. Mais quels hangars poudreux et délabrés, quelle crasse sur les murs, quelle sordide détresse, quand la misère humaine ne l’anime plus ! Je n’y ai rencontré, assis dans une cour, qu’un seul être vivant, un vieillard de soixante-dix ans. Un vieillard sur ces hauteurs, dans une mine ou dans une usine d’argent, c’est un rare spectacle. Celui-là travaille à Huanchaca depuis près de cinquante ans. Voûté, cassé en deux, ses yeux ont une fixité d’autant plus frappante qu’ils sont la seule partie de son corps qui ne tremble pas. Sa tête, sa bouche, ses bras, ses mains, qui ne peuvent plus se fermer, ses jambes, ses muscles, contractés par le mercure, frémissent et font frémir. Tous les matins, même en temps de carnaval, il revient dans cette cour, s’assoit à sa place accoutumée, automate du devoir. L’administration est hère de lui. On le montre à l’étranger d’un air qui signifie : « Vous voyez bien qu’on peut vieillir à Huanchaca ! » Il masque le cimetière. Mais à travers son squelette, je vois des cercueils et des tombes d’enfans, Et devant « ce demi-siècle de servitude », comme dirait Flaubert, j’envie presque les morts. Ce vieillard est grand : il incarne, dans le peu de conscience qui lui survit, la plus haute résignation, celle de l’homme qui accepte sa tâche, son ingrate, son injuste tâche, et, sans broncher, la mène jusqu’à son dernier souffle. C’est la seule ruine vénérable que j’aie contemplée dans tout mon voyage. On m’a assuré qu’il était heureux et qu’on le payait presque autant qu’un jeune et alerte ouvrier.

Mon guide s’était promis de me faire admirer le club que les