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On ne tenait aucun compte des témoignages les plus manifestes de sa condescendance. Persigny contrecarrait les ministres, les poursuivait de ses critiques irrespectueuses : le Prince l’éloigna en l’envoyant voyager en Allemagne (août-octobre 1849). Au lieu de juger ce voyage ce qu’il était et d’en savoir gré, on lui supposa l’arrière-pensée « de préparer l’usurpation au dedans et l’agrandissement au dehors. » Et l’on se réjouit fort de ce que ce messager eût été « bien reçu, mais éconduit. » Bien reçu, en effet, et nullement éconduit, puisqu’il ne proposa rien[1].

Le ministère tenta même une fois de le réprimander sur un acte de sa vie privée. Une dame à laquelle il portait un vif intérêt, miss Howard, étant venue à Tours, il pria de chercher un appartement pour elle ; on la logea dans la maison du receveur général alors absent. A son retour, celui-ci, homme d’une haute et fière honnêteté, fut très scandalisé de cette licence, et marqua son mécontentement dans une lettre à Odilon Barrot, que celui-ci fit mettre sous les yeux du Président. La communication fut mal reçue. Après avoir expliqué le fait par une méprise à laquelle il avait été étranger, il ajoutait : « Quant à moi, je n’accuse personne, et je m’avoue coupable de chercher dans des liens illégitimes une affection dont mon cœur a besoin. Comme jusqu’ici ma position m’a empêché de me marier, comme je n’ai ni amis intimes, ni liaison d’enfance, ni parens qui me donnent la douceur de la famille, on peut bien me pardonner, je crois, une affection qui ne fait de mal à personne et que je ne cherche pas à afficher. » On ne crut pas prudent de recommencer une pareille admonestation.

Le prince, de son côté, convaincu que ses efforts ne triompheraient pas d’un parti pris invincible, sans cesser d’être d’une imperturbable affabilité, s’enveloppa d’une enveloppe de glace, voilà son regard, le rendit terne, opaque, « comme ces verres épais destinés à éclairer la chambre des vaisseaux, qui laissent passer la lumière, mais à travers lesquels on ne voit rien. » Il prit un visage de marbre sur lequel il était impossible à l’œil le plus pénétrant de discerner une émotion quelconque. Il écoutait sans paraître comprendre et ne se donnait nulle peine pour faire exprimer des sentimens qu’il savait d’avance hostiles aux siens. « Les paroles qu’on lui adressait étaient comme les pierres qu’on jette dans un puits, on en entendait le bruit, mais on ne savait jamais ce qu’elles devenaient. » Les ministres eurent alors devant eux le personnage énigmatique, ténébreux, insignifiant ou engourdi, que Tocqueville a décrit avec vérité sans s’apercevoir que c’était un masque et non l’être réel.

  1. Persigny, Mémoires, p. 84.