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ce que la légalité assure, au coup d’État ce que permet la Constitution ? » « Illusion de poète, » disait-on, et l’on restait incrédule. « Le peuple, a écrit Machiavel à Guicciardini, dit souvent qu’on fait ce qu’on devrait faire », j’ajoute « ce qu’on pourrait faire. » Ceux-là mêmes sur lesquels le coup d’État aurait dû appesantir sa main s’impatientaient de ne pas le voir arriver et méprisaient le Président de ne s’y pas décider. Proudhon constatait la décadence de l’homme qui n’avait rien su faire de la force des cinq millions et demi de suffrages qui l’avaient élu. « Il s’est perdu par l’inaction, parce qu’il s’est posé en force d’inertie[1]. » A l’extérieur, l’étonnement était encore plus grand. « Si le Président, disait le roi de Prusse, avait le prestige qu’on dit, comment reste-t-il garrotté dans les entraves de la République ? » Il en concluait que c’était un homme sans caractère, sans valeur, destiné à disparaître comme un accident éphémère devant une restauration bourbonienne ou orléaniste. On commençait partout à mépriser celui qu’on avait craint.

Cependant autant que les instances passionnées des populations, les dégoûts dont l’abreuvaient ses ministres parlementaires l’incitaient à sortir du parlementarisme.

Il s’efforçait de les gagner par l’affabilité et par l’empressement à accueillir leurs désirs. Il concéda sans peine à Tocqueville d’envoyer à Vienne Gustave de Beaumont, et à Pétersbourg le général Lamoricière, tous les deux connus par leur violente hostilité à sa personne. Il lui arriva d’aborder Falloux en lui disant : « Ma cousine Hamilton a reçu des nouvelles de la duchesse de Parme : le comte de Chambord se porte très bien. » On ne l’entendait point dire : « Je veux. » « Ne vous semble-t-il pas ? » était l’expression la plus forte de sa volonté.

Toujours Falloux restait onctueux, Tocqueville poli, Barrot solennel ; Dufaure, à demi gagné, s’efforçait de ne pas choquer ; Passy, comme s’il s’était cru abaissé, cherchait « à reprendre son niveau par l’impertinence[2] » ; tous étaient d’accord à n’avoir aucun égard, la plupart du temps, à ses opinions et à lui imposer la leur. Sauf le dimanche, ils tenaient chaque jour une réunion chez Barrot. On y discutait la question qui devait être agitée au Conseil ; il y avait souvent une minorité et une majorité ; après le vote on arrivait compacts devant le Président, on ne lui soumettait que l’opinion qui avait prévalu. Ainsi qu’il me l’a raconté, il n’assistait pas à une discussion ; il recevait un ultimatum auquel il n’avait à répondre qu’un oui ou un non. Ce qu’on lui concédait était de lui donner les motifs de la décision.

  1. Proudhon, le Peuple, 2 juin 1849.
  2. Tocqueville.