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profession d’adorer le genre humain. Ce réquisitoire haineux conclut que la France jouit en Europe, et surtout en Italie, « d’une réputation mensongère, due en partie à la langue française, idiome pauvre, chétif, dépourvu d’harmonie et de relief ; en partie à l’habileté avec laquelle les Français surent mettre à profit les pensées et découvertes d’autrui en les marquant du sceau de leur légèreté et de leur frivolité. »

Leopardi, qui nous détestait autant que Gioberti, parle du « très superficiel et très charlatan pays de France », qu’il appelle aussi, dans un vers fameux : la Francia scelerata e nera. Les opinions plus modérées de Cavour sont bien connues. Pour lui, l’esprit français se définit : « la logique mise au service de la passion. » Et le trait dominant de la logique française, ajoute avec ironie le diplomate italien, c’est de s’entêter surtout quand les circonstances ont changé !

Selon Joseph de Maistre, si la qualité dominante du caractère français est son prosélytisme pour les idées, son défaut capital est l’impatience, qui l’empêche de s’appesantir sur les pensées particulières, « de les examiner scrupuleusement une à une pour en former ensuite des théories générales. La marche des Français, dit-il, est diamétralement, contraire à la manière de philosopher qui est la seule bonne : l’induction. « Ils commencent par établir ce qu’ils appellent des vérités générales, fondées sur des aperçus vagues, sur ces demi-lueurs qui se présentent si souvent à la méditation, et ils en tirent ensuite des conclusions à perte de vue. De là ces expressions si communes dans leur langue : grande pensée, grande idée, voir en grand, penser en grand. Ce caractère des Français les porte toujours à commencer par « les résultats » ; ils se sont accoutumés à regarder ce défaut comme une marque de génie ; « en sorte qu’il n’est pas rare de leur entendre dire, en parlant d’un système quelconque : C’est une erreur peut-être, mais ce n’en est pas moins une grande idée, et qui suppose beaucoup de génie dans l’auteur[1]. » Rappelant que Newton roula vingt ans dans sa tête la gravitation universelle, notre satiriste ajoute : « Ce phénomène de patience et de sagesse ne se montrera jamais en France. » Il n’a pas connu les Le Verrier, les Claude Bernard, les Pasteur.

L’opinion de Bonaparte est de grande importance, car c’est en somme celle d’un Italien qui, après avoir détesté la France, finit par s’identifier à son génie[2]. « Vous, Français, disait Bonaparte

  1. Extrait d’une Cinquième lettre à un royaliste savoisien, écrite en 1793, qui est aux mains de M. le comte de Maistre.
  2. Pendant toute son adolescence, Napoléon a en haine les Français, qui ont pris la Corse ; il regrette que le libérateur Paoli n’ait pas réussi. S’épanchant avec Bourrienne : « Je ferai à tes Français, lui dit-il, tout le mal que je pourrai. » — « Il méprisait, dit Mme de Staël, la nation dont il voulait les suffrages. » — « Mon origine, dit-il lui-même, m’a fait regarder par tous les Italiens comme un compatriote (Mémorial, 6 mai 1816). » Lorsque le pape hésitait à venir le couronner, « le parti italien, dans le conclave, raconte-t-il, l’emporta sur le parti autrichien, en ajoutant aux raisons politiques cette petite considération d’amour-propre national : — Après tout, c’est une famille italienne que nous imposons aux barbares pour les gouverner : nous serons vengés des Gaulois. »