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Quand le Président rentra à l’Elysée au milieu des acclamations de la foule, on vint une seconde fois de toutes parts et avec plus d’insistance lui apporter le même conseil qu’après le 29 janvier : « Finissez-en, faites un appel direct au pays. » Les chances de succès s’étaient accrues. Le parti républicain avait perdu la majorité dans l’Assemblée, la plupart des républicains violens étaient en fuite ou en prison, les autres désavoués par le général Cavaignac[1] et terrifiés. Après le 29 janvier, ils s’étaient tus ; après le 13 juin ils se cachèrent. Changarnier infatué, non encore affolé par l’orgueil, ne songeait pas à opposer sa domination à celle du prince ; les chefs politiques importans, surtout Thiers et Molé, poussaient celui-ci « à renverser, d’accord avec eux et à profit commun, la République[2]. » Sans doute ils désiraient se débarrasser du prince autant que de la République, « du remède non moins que du mal. » Mais, épouvantés des dangers présens, ils ne pensaient pas à disputer le règne futur. Si le prince eût feint de s’abandonner à eux, de suivre leurs conseils, de se faire petit, de leur laisser croire que, sous son nom, ils seraient les maîtres de l’Etat, sauf à se débarrasser d’eux quand son coup aurait été accompli, il aurait réussi alors sans difficultés à renverser la République avec le concours de la majorité parlementaire de l’Assemblée.

Le 16 juillet, s’étant rendu à Amiens pour distribuer des drapeaux aux gardes nationaux, il fut accueilli avec une véritable frénésie. Changarnier marchait à cheval à côté de lui et Persigny derrière. Tout à coup le général fit reculer son cheval à la hauteur de celui de Persigny, et, se penchant vers lui avec une émotion visible : « Que le prince en finisse ! lui dit-il à l’oreille ; s’il veut se faire proclamer empereur et répondre aux aspirations populaires, il peut compter sur moi. Qu’il me parle franchement, qu’il s’entende avec moi, et nous en aurons bientôt fini avec la République[3]. » Persigny, que ses tendances rapprochaient des anciens légitimistes, était d’avis qu’on acceptât ces ouvertures, sauf à rompre l’alliance après le succès. La loyauté de Louis-Napoléon, qui fut toujours une des causes principales de ses mécomptes, répugna à ces marchandages trompeurs. Décidé, s’il était le maître, à suivre une politique démocratique contraire aux idées des chefs conservateurs, il ne voulut pas leur donner des promesses qu’il

  1. « Entre vous et nous, n’est-ce pas, c’est à qui servira le mieux la République. Eh bien ! ma douleur est que vous la serviez fort mal. J’espère bien, pour le bonheur de mon pays, qu’elle n’est pas destinée à périr ; mais si nous étions condamnés à une pareille douleur, rappelez-vous que nous en accuserions vos exagérations et vos fureurs. » (Séance du 13 juin 1849.)
  2. Tocqueville, Souvenirs, p. 346.
  3. Persigny, Mémoires, p. 138.