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contentait pas de payer le moins possible ; il voulait que la défaite même fût lucrative. Il avait la singulière idée de demander qu’on lui obtînt Parme et Plaisance. « Cet abbé ne doute de rien, s’écria Thiers. Il croit avoir gagné la bataille de Novare ! »

Le nouveau roi de Piémont, Victor-Emmanuel, âgé de vingt-huit ans, n’était pas élégant d’aspect et de manières comme Charles-Albert. Trapu, le cou court et fort, les traits heurtés et irréguliers, les épaisses moustaches retroussées, à l’aspect de sanglier, il n’avait d’agrément que dans ses petits yeux gris tantôt malicieux, tantôt durs, toujours intelligens. Son père l’avait traité avec rudesse : il ne l’abordait qu’en lui baisant la main, et sans prononcer une parole avant que celui-ci n’eût commencé. Il n’avait pas trouvé beaucoup plus de tendresse dans sa mère, sœur du grand-duc de Toscane, aussi sèche de cœur et étroite d’esprit que déplaisante d’aspect. Il ne connaissait ni les arts, ni la littérature, pas même l’art des princes, la guerre, il n’excellait qu’à la chasse, à l’équitation. Adolescent, il avait été systématiquement tenu à l’écart des conseils, ne sachant ce qui se passait que par la voix publique. Après les journées de Milan le ministre Balbo voit un jour se présenter devant lui un personnage enveloppé dans un manteau. « Me reconnaissez-vous ? lui dit-il, en se découvrant. — Oui, vous êtes le duc de Savoie. — On dit que la guerre va être déclarée, s’il en est ainsi, je vous supplie d’obtenir de mon père qu’il me donne un commandement. » Balbo le lui fit obtenir.

Plus tard, dans une visite à la Mandria, pavillon de chasse, Rattazzi trouva sur une table un volume de Paul de Kock, un dépareillé de Machiavel sur les Décades de Tite-Live, un de poésies en dialecte piémontais de Brofferio, et le Manuale ad uso dei senatori e deputati. Comme il regardait avec curiosité cet étrange assemblage, le roi, lui montrant sa collection de porte-cigares, lui dit : « Ma bibliothèque, la voilà ! si j’avais à commander ma statue je dirais au sculpteur comme Jules II à Michel-Ange : Mettez-moi dans la main une épée, point de livres. Io non sono un letterato. Dans ma famille on est diplomate ou soldat. » De sa race, il possédait en effet l’instinct martial et une astuce sensée que les affaires développèrent très vite. De plus il n’était pas facile, quoiqu’il ne s’obstinât pas contre la nécessité, de l’amener à une opinion contraire à sa tendance naturelle. Uni depuis 1842 à une archiduchesse d’Autriche, Marie-Adélaïde, angélique créature d’une grâce charmante et d’une ineffable bonté, il s’était néanmoins engagé dans les liens d’une habitude, devenue plus tard publique, avec la fille d’un garde du corps, ancien soldat de l’Empire, Rosina, grande, belle et gaillarde jeune fille