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Ce brave peuple piémontais répondit avec un tel élan à l’acte héroïque de son roi, que le martial Cavour fut entraîné à son tour. « Je ne suis pas effrayé de la guerre, écrivait-il le 16 mars, autant que la plupart des hommes modérés. Je crois qu’elle présente bien des chances en notre faveur et que le véritable danger consiste dans l’engouement que peut produire un premier succès. »

Le 26 du même mois, le ministre Buffa montait à la même tribune où avait paru Rattazzi, et lisait la lettre suivante de son collègue Cadorna : « La bataille de Novare, commencée à onze heures et demie du 23, tourna à notre avantage jusque vers les quatre et demie. De ce moment notre fortune baissa ; nous perdîmes nos positions ; nos régimens durent se retirer l’un après l’autre du champ de bataille ; l’Autrichien s’avança jusqu’à la porte de Novare. Charles-Albert, constamment exposé au feu là où le péril était le plus grand, les balles sifflant sur sa tête, beaucoup tombant à ses côtés, resta jusqu’à la nuit sur les glacis de la ville, où était réduite notre défense. (Vive Charles-Albert ! ) Le général Durando dut l’entraîner par le bras, pour qu’il cessât de s’exposer inutilement à des risques terribles. (Vive Charles-Albert ! ) « Général, répondit le roi, c’est mon dernier jour, laissez-moi mourir. » (Emotion très profonde.) Quand le roi se rendit compte de l’état malheureux de l’armée, de l’impossibilité de résister davantage, de la nécessité de demander une suspension d’armes et peut-être d’accepter des conditions auxquelles son âme répugnait, il dit que son œuvre était terminée, qu’il ne pouvait plus rendre service au pays auquel depuis dix-huit ans il avait consacré sa vie (ici la voix du ministre est interrompue par les sanglots, et sur le visage des députés se montre une émotion égale) ; qu’ayant en vain espéré trouver la mort sur le champ de bataille, il avait, après mûre réflexion, décidé d’abdiquer. « Ma résolution est prise, dit-il : je ne suis plus le roi. (Les larmes coupent de nouveau la voix du ministre.) Le roi est Victor mon fils. » Il embrassa tous les assistans, remerciant chacun d’eux des services rendus à lui et à l’Etat. Après minuit, il partit, accompagné seulement de deux serviteurs. » (Emotion indescriptible.)

Alors on vit un spectacle admirable. Cette Assemblée qui avait poussé à la guerre, croyant à la victoire, ne désavoue pas ses sentimens de la veille sous le coup de revers inattendus. Elle n’aggrave pas un malheur militaire par une félonie politique, elle ne s’aveugle pas jusqu’à croire qu’une révolution soit un rempart sûr contre l’invasion victorieuse. Après le discours du ministre personne ne profère un reproche, une injure, une récrimination, un regret, un blâme ; pas de joie dans aucun cœur ; personne