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personnel du prince. Il le chargea d’exprimer à « l’illustre neveu de l’homme le plus grand peut-être qui ait jamais vécu, que la patrie italienne attendait de lui sa rédemption, et que tout cœur italien avait éprouvé une très vive joie de la très heureuse annonce de son élection. » Le Président reçut à bras ouverts l’ami qu’il n’avait pas revu depuis 1837, aux États-Unis. Mais aussitôt il lui parla sans déguisement. Il était « décidé, dès qu’il en aurait le pouvoir, à faire quelque chose pour un pays auquel il avait conservé son intérêt et son affection ; il reconnaissait que la carte de l’Europe n’avait pas le sens commun, mais si actuellement il proposait de la changer, au profit de l’Italie, il n’obtiendrait pas d’autre voix que la sienne soit au Conseil, soit à la Chambre. — Donnez-nous alors, demanda Arese, au moins un appui moral. — En pareille matière, répondit le Président, le choix n’existe qu’entre l’abstention et une action résolue, ou se tenir tranquille ou passer les Alpes avec une armée. Je ne puis pas passer les Alpes, je me tiendrai tranquille. »

Renonçant à l’attaque immédiate contre l’Autriche, Gioberti eut alors une conception géniale. Tout en ne cessant pas de combattre Mazzini et de l’anathématiser, il avait fini par s’imprégner de ses idées. Défenseur dans ses premiers écrits de l’indépendance absolue de chacun des États de la Péninsule, il en était venu à admettre un droit national qui, dans un conflit avec les intérêts particuliers d’une fraction de la péninsule, devait prévaloir malgré l’opposition des gouvernemens et des peuples[1].

L’état troublé de la Toscane et de Rome lui parut propice pour tenter l’expérience de cette théorie. Il médita une intervention du Piémont en Toscane, et à Rome, au profit des princes légitimes et des institutions constitutionnelles, contre la démagogie et ses institutions anarchiques. Il s’agissait d’une préservation, non d’une réaction. On eût sauvé la liberté, écarté l’étranger, préparé la ligue nationale. La Marmora, auquel il confia son projet, l’approuva : il se fit fort de soumettre sans coup férir la Toscane, grâce aux nombreuses relations qu’il y comptait. Il aurait ensuite réuni autour de son petit corps les troupes toscanes, les forces régulières ou volontaires, en formation dans la moyenne Italie, fait appel même à Garibaldi. Il aurait ainsi réuni en moins de deux ou trois mois 25 000 ou 30 000 hommes, avec lesquels il serait descendu dans la vallée du Pô, menaçant les flancs et les derrières des Autrichiens, qui ne se seraient pas risqués à franchir le Tessin. Cavour, toujours lucide et toujours courageux, adopta aussi l’idée, et devint ministériel.

  1. Rinnovamento civile, lib. I. cap. XII.