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le prochain combat des rues de l’hésitation, et même de la division dans l’armée. Le président veut alors le mettre à la guerre en maintenant Barrot à la présidence du conseil. Changarnier, autant préoccupé de sa personne que Bugeaud l’était peu de la sienne, déclara qu’à aucun prix il ne deviendrait le subordonné du maréchal, et comme il paraissait indispensable, on ne passa pas outre.

Certain désormais d’avoir le maréchal comme réserve d’avenir, le président ne s’affligea point trop de n’avoir pu lui confier actuellement ses affaires. Mais voilà que tout à coup un souffle empesté traverse les airs et terrasse en sa pleine vigueur, à l’âge de soixante-cinq ans, celui « dont l’épée était une frontière et le nom un drapeau[1]. » Ses dernières paroles furent une prophétie de patriote perçant les voiles de l’avenir. Il dit au Président debout au pied de son lit d’agonie : « Vous sauverez la France avec l’union et le secours de tous les hommes de bien. Dieu ne m’a pas jugé digne de me laisser ici-bas pour vous aider. Je vais mourir (10 juin 1849). » Bugeaud était le seul homme qui, pût imposer la raison aux conservateurs, subordonner ou remplacer Changarnier, déjouer les intrigues imprévoyantes de Thiers qui, à peine remis de l’effarement de la récente révolution, en partie son œuvre, se préparait à en organiser une nouvelle. Sa disparition fut un irréparable malheur.

Bugeaud éliminé, et avant même que la mort l’eût ravi, le prince avait dû subir les exigences d’Odilon Barrot. Il n’en avait produit qu’une, mais elle était dure : l’entrée dans le cabinet et au département de l’Intérieur, de Dufaure, le ministre de Cavaignac. Le prince y avait consenti.

Vinrent ensuite les exigences de Dufaure. Il demanda que le commandement des gardes nationales fût retiré à Changarnier et qu’on fortifiât le ministère de deux parlementaires sûrs. Le prince y consentit.

Le premier fut Tocqueville ; on eût désiré que le second fût Rémusat, « qui était tout à la fois ami de Thiers et galant homme, chose assez rare », et dont le concours eût assuré au Cabinet l’appui ou au moins « la neutralité de cet homme d’État sans l’infester de son esprit[2]. » Au refus de Rémusat, on appela Lanjuinais, homme ferme et droit, ami personnel de Dufaure et Tocqueville. Le ministère resta ainsi constitué : Tocqueville prit les Affaires étrangères, Dufaure l’Intérieur, Passy les Finances, Rulhière la Guerre, Tracy la Marine, Lacrosse les Travaux publics, Lanjuinais l’Agriculture. Falloux, qui se

  1. Louis Veuillot.
  2. Tocqueville, Souvenirs, p. 301.