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anéantir pour ainsi dire leurs adversaires, se montraient aussi abattus pour être restés au-dessous du triomphe qu’ils avaient rêvé que si réellement ils avaient été vaincus, et ils étaient en proie à une terreur aussi profonde que celle qui suivit Février ; d’un autre côté les montagnards, qui s’étaient crus perdus, étaient aussi enivrés de joie et de folle audace que si les élections leur avaient assuré la majorité[1]. »

Dans une telle Assemblée à qui confier le pouvoir ?

Un des nouveaux députés, le maréchal Bugeaud, se montrant aussi résolu dans l’arène politique que sur le champ de bataille, embrassa d’un coup d’œil rapide les difficultés de cette situation compliquée, entrevit les convulsions auxquelles elle devait nécessairement conduire, et entreprit de les conjurer. A l’arrivée des premiers résultats électoraux, — ceux des départemens démagogiques dont il était entouré à Lyon, — il crut le succès des rouges assuré, et prit une résolution désespérée. Par un changement de front, il fait du 1er corps de son armée sur les Alpes, rappelé à Lyon, le 1er corps sur Paris, il se prépare à venir donner la main à Changarnier pour une exécution exemplaire de la démagogie triomphante. Le résultat définitif ayant assuré aux conservateurs les deux tiers des voix, il ordonne demi-tour à son 1er corps, le renvoie dans les Alpes et vient à Paris occuper son siège de député. Après quelques heures de causerie dans la salle des conférences, il se rend compte que bientôt l’abattement des conservateurs se relèvera en exaspération, que l’enivrement des radicaux tournera à la déraison et qu’un choc s’ensuivra. Il comprend en même temps que dans le président réside la seule force capable de contenir les partis en s’élevant au-dessus d’eux, d’imposer la modération au plus fort, la soumission au plus faible. Opérant dans son esprit un demi-tour semblable à celui qu’il avait commandé à ses bataillons des Alpes, il commence par opposer une parole calme aux premières effervescences de ses amis. « Les majorités, leur dit-il, sont tenues à plus de modération que les minorités (30 mai 1849). » Puis, renonçant à sa chimère légitimiste, faisant taire ses souvenirs orléanistes, il se rapproche, sans aucune arrière-pensée, du président.

Comment le servirait-il ? Serait-ce en restant à la tête de l’armée de Lyon ou en prenant le ministère ?

Le prince eût voulu lui confier la présidence du conseil. Le maréchal craignit que son nom à la tête du cabinet n’impliquât l’arrière-pensée d’une réaction monarchique et ne produisit dans

  1. Tocqueville.