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Changarnier impatient ; le Président réservé. Thiers marchait de long en large. Il dit « que les violences de l’Assemblée ne nuisaient qu’à elle et fortifiaient le pouvoir présidentiel, qu’il ne fallait pas gaspiller l’opération héroïque et douloureuse d’un coup d’Etat, tant que la maladie n’était pas devenue assez dangereuse pour justifier ce remède. » A mesure que Thiers parlait, la figure du Président s’éclairait, se détendait, visiblement satisfait de ces conseils d’abstention. « Avez-vous vu, dit Changarnier à Thiers en sortant, la mine du Président ? C’est un….. » suit une expression d’un mépris débordant. De retour à son quartier général il dit à ses officiers, parmi lesquels le vicomte J. Clary qui l’a attesté : « Le Président a perdu aujourd’hui une belle occasion d’aller aux Tuileries. »

Cette résistance à la première tentation de coup d’Etat ne provenait pas d’un doute sur son opportunité. Elle décelait un parti pris fermement mûri, car rien n’était plus net que la règle de conduite adoptée par ce prétendu rêveur.

Rétablir dans une assiette solide la France et l’Europe non encore remises de la révolution de Février et menacées d’une révolution plus terrible encore ; dissiper les cauchemars de l’avenir et assurer l’ordre au dedans et au dehors, non l’ordre de la réaction, non l’ordre abêtissant du césarisme, l’ordre d’épouvante du terrorisme, mais l’ordre vivifiant du Consulat ; l’ordre assuré, les scélératesses réprimées, les utopies combattues, se consacrer à la réalisation pratique des aspirations généreuses et libérales de sa jeunesse, formulées dans son manifeste de candidat ; se mettre à la tête des réformes, ne pas rendre seulement des lois contre les excès, en préparer pour les améliorations. Une magistrature de quatre ans avec des pouvoirs trop limités et une constitution défectueuse lui paraissant insuffisante à réaliser quoi que ce soit de sérieux et surtout de définitif, et à remplir la mission providentielle à laquelle il se croyait appelé par son nom et par les suffrages du peuple, il voulait obtenir un pouvoir plus long, mieux défini, plus énergique, au moyen d’une révision constitutionnelle librement accomplie par la nation entière, clairement et directement interrogée. Si cette prolongation lui était refusée, il descendrait du pouvoir à l’exemple de Cavaignac, sans avoir tenté une restauration dynastique par un coup d’astuce ou de force.

A chaque occasion, le Président explique ainsi le fond même de sa pensée. A l’inauguration du chemin de fer de Compiègne à Noyon, il dit : « Les espérances que le pays a conçues à mon élection ne seront point trompées ; je partage ses vœux pour l’affermissement de la République ; j’espère que tous les partis qui ont divisé le pays depuis quarante ans y trouveront un terrain