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dissolution de la garde mobile, héroïque en Juin, devenue depuis un élément de trouble et d’indiscipline. À cette mesure le ministère joint une demande d’interdiction des Clubs. Le parti démagogique croit l’occasion favorable. Comme prélude et signal du soulèvement, Ledru-Rollin dépose à la tribune la mise en accusation du ministère ; Proudhon, s’attaquant à la personne même du Président, demande dans le Peuple sa déchéance. L’agitation est immense. Le Président qui, à cette époque, avait coutume de consulter M. Thiers, lui dépêche Persigny. « Ce pays est perdu, répond Thiers, nous allons tomber dans une anarchie épouvantable, l’Assemblée est dominée par les Clubs, Ledru-Rollin maître de la situation. Dans huit jours nous aurons la Terreur et l’échafaud. » — Persigny veut le rassurer. — « Non, reprend-il, il ne faut pas s’abuser. Dites au prince que je le plains et que je ne puis rien pour lui. » Persigny insiste encore. Alors se recueillant, il dit : « J’engage le prince à faire venir de suite le maréchal Bugeaud et à proposer à l’Assemblée de se transporter dans une ville de province, à Châlons ou à Orléans, hors de l’action des clubs, sous la protection de l’armée[1]. »

Il ne fut pas nécessaire d’attendre Bugeaud pour en finir. Léon Faucher fait fermer le local de la Solidarité républicaine, Changarnier ordonne d’arrêter un colonel de la garde nationale suspect, et déploie ses troupes avec tant de résolution que lorsque le Président, vers le milieu du jour, se présente sur les boulevards, il ne trouve devant lui, au lieu d’insurgés, qu’une population enthousiaste dans laquelle les cris de : Vive Napoléon ! comme de coutume, dominaient beaucoup les cris de : Vive la République !

Supposez le prince tel qu’on vous l’a dépeint, la volpe de Machiavel, le fourbe décidé dès le premier jour à violer le serment qu’il a prêté, l’ambitieux sans vergogne aux aguets pour s’élancer sur la légalité qui lui est confiée : il va se démasquer. Qui l’arrêterait ? la victoire a été facile, complète ; les « bons » rassurés lui crient qu’il ne prendra jamais assez de pouvoir ; les « mauvais » déconfits croient prudent de se taire ; ses amis l’excitent à pousser à bout ses avantages et à balayer une constitution impraticable. Quoi qu’il dise, on le soupçonnera ; être soupçonné d’un acte, n’est-ce pas dans certains cas un encouragement à l’accomplir ? Les hommes d’importance dont il n’est pas encore séparé, Thiers, Molé, Victor de Broglie, Changarnier, se réunissent autour de lui pour délibérer s’il ne conviendrait pas d’en finir par la force avec une assemblée qui délirait et ne voulait pas mourir. Mole était irrésolu ; Victor de Broglie mal à l’aise et ennuyé ;

  1. Persigny, Mémoires, p. 39.