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II

Le mouvement profond auquel le prince avait dû son élection n’avait fait que s’accroître depuis. A la première revue qu’il passa, sur les quais, sur les boulevards, en costume de général de la garde nationale, suivi d’un nombreux état-major, en présence de Changarnier, les soldats, malgré l’interdiction réglementaire de faire des manifestations sous les armes, le saluèrent par des cris de : « Vive Napoléon », faiblement mêlés de ceux de : « Vive la République ! » Quelques gardes nationales de banlieue crièrent même : « Vive l’Empereur ! » Dans sa visite des hôpitaux du Val-de-Grâce, de l’Ecole polytechnique, de quelques établissemens industriels, il avait suscité les mêmes enthousiasmes. Quand il entra dans sa loge du Théâtre-Français, la salle entière se leva en l’acclamant. Quelque parlementaire qu’on fût, il fallait bien cependant entendre de pareilles manifestations. Elles ne permettaient guère de considérer comme un soliveau celui à qui elles s’adressaient. Les attaques violentes qu’on lui prodiguait le permettaient encore moins. Certaines haines prouvent qu’on vaut beaucoup. La défaite avait exaspéré celle des ennemis du prince. Aux Etats-Unis les luttes présidentielles sont ardentes, mais elles s’apaisent dès le lendemain du vote ; l’élu devient le président de tout le monde, et chacun de s’écrier, comme nous le racontait Mgr Ireland : « Quel bon président nous avons ! » Telle n’est pas la coutume de nos démocrates. La souveraineté nationale leur est-elle propice, ils l’exaltent ; leur est-elle contraire, ils la bafouent, et malheur à celui qu’elle leur a préféré ! Ils l’abreuvent d’outrages et de calomnies, et, sans souci de cette légalité qui ne leur est chère que quand elle les sert, ils préparent les agressions révolutionnaires. Ainsi se montraient-ils après l’élection du 10 décembre. Presque ouvertement ils organisèrent une levée d’armes contre le Président ; leurs orateurs remplissaient les séances de motions injurieuses ; leurs journaux soufflaient la guerre civile et leurs sociétés secrètes la préparaient.

De son côté Changarnier ne reste pas inactif. A peine en possession de son double commandement il détermine les dispositions à prendre par chacun de ses officiers en cas d’alerte, les maisons à occuper, les patrouilles à ordonner. Il réunit les chefs de l’armée et de la garde nationale, discute avec eux les diverses éventualités d’un combat dans les rues, leur déclare que s’ils étaient coupés, isolés, ils n’hésitent pas à prendre les résolutions les plus vigoureuses, que, quel qu’en fût le résultat, il les couvrirait de sa responsabilité. Quand il est prêt, il provoque la