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rompre. Malleville ne communiquait à son chef ni les dépêches télégraphiques ni les rapports de police ; il rédigeait sans le consulter, pour les journaux, les articles qui lui étaient personnels ; enfin, il le blessa plus directement. Le prince réclamait la communication de seize cartons relatifs à son procès sous Louis-Philippe. Il eût été étrange qu’à lui seul, maître du pouvoir, il restât interdit de jeter les yeux sur des documens dont ses ministres étaient libres de prendre connaissance. Malleville cependant opposa un refus sec au désir du prince. Qu’était-ce dire, sinon qu’on ne lui communiquait pas les pièces de crainte qu’il ne les rendît pas ? Le prince ressentit l’outrage. « Je m’aperçois, écrivit-il à Malleville, que les ministres que j’ai nommés veulent me traiter comme si la fameuse constitution de Sieyès était en vigueur, je ne le souffrirai pas. » Malleville répond par sa démission ; le cabinet tout entier le suit.

Le prince n’avait pas attenté à la dignité de ses ministres ; il avait défendu la sienne. Cependant, voulant éviter un éclat de début et aussi se donner le temps de se reconnaître, il ne fit aucune difficulté de prier ses ministres de retirer leur démission, et d’exprimer à Malleville son regret d’avoir, « dans un mouvement d’humeur, manifesté un déplaisir que celui-ci avait pris pour une offense. » Lettre d’excuses pour la forme vive de l’acte, non pour l’acte lui-même. Malleville le comprit ainsi et il refusa de reprendre sa démission. Son ami intime Bixio le suivit, ce qui élimina le seul républicain du cabinet.

Léon Faucher remplaça Malleville à l’Intérieur. C’était le geôlier rébarbatif en remplacement du geôlier sans façon. Ce remaniement ne fut pas sans quelque bien. Il introduisit aux affaires un jeune député dont le nom est devenu célèbre, Buffet. Dès son début, le nouveau ministre se montra éminent par l’éloquence, le sérieux et la droiture de l’esprit, l’inflexibilité de la conscience, la connaissance approfondie des affaires, le tout rehaussé par une modestie mêlée de bienveillance ; il commença ainsi en maître cette longue carrière dans laquelle ni son talent ni son caractère n’ont faibli un instant.

En outre à ce conflit le prince gagna un peu plus de respect. On laissa davantage « cet excellent jeune homme », comme disait Odilon Barrot, maître de quelques-uns de ses actes. On se résigna notamment à ne pas lui imposer un vice-président antipathique et on ratifia son choix de Boulay de la Meurthe. Du reste il fallut bien maintenir provisoirement l’accord dans la maison, car la rue frappait à la porte pour l’enfoncer.