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citoyen, on lui doit également sympathie et admiration. Soldat, il a possédé toutes les qualités du capitaine consommé ; il a été l’éducateur qui, par le précepte et par l’exemple, a transmis à l’armée nouvelle les leçons laissées par les héros de la Révolution et de l’Empire. Citoyen, il s’est montré sous tous les régimes un des défenseurs les plus imperturbables du bon sens social. Blaye fut la tristesse et non la honte de sa carrière : il s’y est conduit comme partout en homme loyal et sans reproches.

Changarnier ne peut se placer à côté de Bugeaud que comme l’élève à côté du maître, toutefois élève non indigne. L’un et l’autre étaient également doués de cette bravoure lucide qui rendait sur le champ de bataille Masséna incomparable, et de cette autorité de commandement dont Napoléon reste le type inimitable. Il y avait en Bugeaud plus de simplicité, presque de bonhomie ; en Changarnier plus d’emphase et de fanfaronnade. En un point on ne saurait prononcer lequel l’a emporté sur l’autre : c’est dans la vaillance toute morale, dans ce courage de deux heures du matin, selon l’expression de Napoléon, qui affronte les hasards périlleux de la responsabilité. La plupart de nos généraux, superbes d’entrain lorsqu’ils ont reçu un ordre positif, deviennent incertains et effarés dès qu’ils se sentent livrés à leurs propres inspirations. Bugeaud et Changarnier étaient de ceux qui savent aussi bien exécuter les ordres reçus que s’en donner à eux-mêmes.

Ces chefs de l’armée, pas plus que les ministres, n’étaient attachés au prince et ne croyaient à son avenir et à sa valeur intellectuelle ; ils ne l’acceptaient que comme une transition à subir. Bugeaud se trouvait depuis le 24 février en relations directes avec le comte de Chambord ; Changarnier ne déguisait pas ses affections orléanistes et son horreur de toute république.

Voici donc quelle était à l’intérieur la situation de Louis-Napoléon, lorsqu’il prit possession de l’Elysée : refus de concours du parti républicain modéré ; agression déclarée du parti radical ; méfiance presque hostile de ses ministres ; l’armée, entre les mains de deux chefs dévoués à l’ordre social, au moins indifférens à sa personne, se rattachant à une tradition ennemie : entre le peuple qui lui appartenait et les classes bourdonnantes qui l’avaient combattu, aucun intermédiaire autorisé ; quelques amis personnels sans prestige, plutôt compromettans ; une force immense dans une complète solitude. Il n’y avait qu’un homme d’État hors ligne qui pût se tenir debout, puis marcher au milieu de tant d’embûches. C’est ce que fit avec une dextérité à la fois souple et audacieuse, celui en qui Thiers et ses amis n’avaient su apercevoir qu’un crétin.

Dès le début l’accord officiel avec le ministère manqua de se