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dont les ailes étaient assez ample pour couvrir même un Napoléon. Il eût été beau de voir celui qui avait fermé au drapeau rouge la porte de l’Hôtel de Ville, ouvrir celle de l’Elysée à l’élu du peuple et justifier ainsi le suffrage universel « d’avoir mis le dépôt de sa liberté entre les mains du nom le plus éclatant de la gloire. »

Le prince, vers la nuit tombante, galopa donc, accompagné de Duclerc, vers la maison de Lamartine, à Saint-James, au fond du bois de Boulogne. Lamartine, averti, monta à cheval pour aller, comme par hasard, se promener dans l’allée de sapins où le prince l’attendait. Après quelques complimens rétrospectifs, celui-ci aborda la question en homme d’affaires qui désire avoir une solution prompte et nette. Lamartine ne se déroba point derrière un scrupule de principe. Quoique ayant donné sa voix à Cavaignac par probité républicaine, il était résolu à se rattacher, non par goût, mais par patriotisme, au gouvernement légal, contre les factions et oppositions qui chercheraient à l’entraver. Il objecta son impopularité : tous les partis, les bonapartistes comme les autres, le repoussaient ; il dépopulariserait le gouvernement naissant en y laissant seulement soupçonner son nom. — Pour ce qui est de la popularité, dit le prince en souriant, j’en ai pour deux. Et il insista si bien que Lamartine vaincu lui dit : — Si d’ici à demain vous n’avez pas réussi à convaincre et à rallier les hommes que je vais vous indiquer, je vous donne ma parole que j’accepterai les yeux bandés, et que nous nous sauverons ou nous nous perdrons ensemble. Dans ce cas envoyez-moi demain soit mon ami Duclerc, soit un de vos aides de camp : je serai chez vous à l’heure que vous m’assignerez. — Enfin, dit le prince, j’emporte votre parole. Mais quelles personnes me conseillez-vous ? Lamartine nomma Odilon Barrot, homme, dit-il, de renommée libérale et d’honneur ; et Tocqueville, homme d’honneur et de vertu. Le prince lui serra la main avec amitié, et ils se séparèrent.

La Providence craindrait-elle d’éblouir l’histoire par des visions trop hautes, afin de ne pas la décourager de son rôle habituel d’annaliste pédestre de la médiocrité ? Louis-Napoléon ne réussit pas à grouper des collègues autour du nom de Lamartine et il dut chercher une autre combinaison. Il eût été désireux de confier les affaires à Thiers. Celui-ci trouva au-dessous de lui la mission que Lamartine n’avait pas dédaignée : il promit seulement de s’occuper de la constitution d’un ministère. Connaissant à fond Odilon Barrot pour l’avoir longtemps manié, il savait que, s’il était borné et creux, il était probe, courageux, prompt à l’improvisation, d’autant plus sonore qu’il était vide ; que s’il n’avait pas d’idées, surtout depuis que la révolution l’avait mis en désarroi, il serait