Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/825

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

N’empêche que les grands industriels de Lyon entretiennent des cabinets de dessin, où cinq et six artistes travaillent pour eux à l’année, sans parler des esquisses payées à l’occasion 150 ou 200 francs aux dessinateurs du dehors. Cette esquisse, échelon initial du « façonné » est « mise en carte », autrement dit reproduite à la taille qu’elle aura dans le tissu, sur un papier finement quadrillé, dont chaque carreau d’un millimètre représente un fil. Cette précision est nécessaire pour que le « liseur » puisse piquer mathématiquement les cartons du métier Jacquard.

Avec le métier ordinaire, décrit plus haut, on peut varier singulièrement l’ordonnance générale des étoffes ; on peut, en multipliant les navettes, obtenir ces soies « caméléon », dont la trame est formée par des fils de toute couleur zébrant, l’un après l’autre, une chaîne unie. Mais, pour incorporer dans une étoffe la plus insignifiante fleurette, il faut qu’à chaque point tissé se présentent, en chiffres perpétuellement inégaux, les fils nuancés dont la juxtaposition constituera la tige, les pétales, le calice de cette fleur. Et pour faire venir ces fils, — ces « lacs, » disaient nos pères, — qui ne s’offraient pas d’eux-mêmes, on devait les attirer. Le « tireur de lacs », aide nécessaire du tisseur, était à son tour guidé dans sa besogne par un enfant qui chantait du matin au soir, d’une voix monotone, le mouvement des navettes, 1 bleu, 2 rouges, 1 vert, etc.

Depuis l’invention de Jacquard, les fils entrent en scène et jouent leur rôle, au moment et en nombre voulus. Ils arrivent en long, si le dessin se fait par la chaîne, en large, s’il se fait par la trame, comme celui des damas, où ce que l’on aperçoit en positif à l’endroit du tissu, ressort en négatif à l’envers. C’est que, dans la Jacquard, les « lices », porteuses des fils, reçoivent, par un mouvement de décliquetage, l’impulsion d’autant d’aiguilles. Les pointes de ces aiguilles sont frôlées par des cartons, percés de trous, qui tournent sur un cylindre. Rencontrent-elles les trous, elles y entrent et appellent ainsi les fils au travail. Sont-elles arrêtées par une partie pleine, elles restent immobiles. C’est par un procédé du même genre que l’on joue à la mécanique des airs sur le piano ; et c’est un peu suivant le même principe que les opéras se laissent moudre par les orgues de Barbarie.

Les cartons, pour bien commander les aiguilles, doivent être préparés à leur office. Du piquage préliminaire des trous dépend tout le tissage ; la faute du « liseur », s’il se trompait, serait irréparable. Celui-ci effectue son tricotage des cartons grâce à la machine Verdot, appareil composé de 1 344 ficelles, armées de crochets et munies de contrepoids, qui permet d’obtenir 1 344 jeux