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sympathique des croyances au sein de la vie sociale. Echappé des monastères, l’art des Français devient laïque ; et c’est alors qu’il crée, après le style roman, le style ogival, non plus seulement dans ses églises, mais dans ses hôtels de ville et ses beffrois. L’esprit national s’y manifeste par la logique et la géométrie, par le sens persistant de la forme au sein même du grandiose, par la savante ordonnance de toutes les parties, par la valeur pratique que chacune prend dans l’ensemble, par l’utilité intime qui se cache sous tant d’ornemens en apparence inutiles, par l’adresse enfin à convertir les nécessités de mécanique en beautés d’art. L’esprit français est éminemment « architectonique » ; moins sobre que le grec, moins solide et, pour ainsi dire, moins massif que le romain, il a l’élan réglé par l’intelligence, la hardiesse aventureuse et heureuse. La cathédrale française n’est pas un symbole de pure extase mystique, mais aussi d’humanité : elle enveloppe en ses profondeurs une âme de peuple. C’est l’œuvre de la foi enthousiaste, telle qu’elle devait s’épanouir dans un pays où l’ardeur pour les idées était innée et où l’élan chevaleresque avait abouti aux croisades : après avoir essayé de conquérir la terre, il semble que la foi voulût monter à l’assaut du ciel. Intermédiaire entre le génie gréco-latin et le germanique, le génie français était plus propre à concevoir et à réaliser ainsi par l’architecture le sublime visible, qui offre encore une forme, sans doute, mais qui invite l’âme à dépasser toute forme, comme font la forêt et la montagne, comme font la mer et le ciel étoile. Aussi, sans rien sacrifier de l’harmonie visible, la France a su, mieux que tout autre peuple, atteindre la grande poésie de la pierre. La cathédrale française est à tout le reste de l’architecture ce que la symphonie allemande est au reste de la musique.

Quant à notre sculpture, celle de la période ogivale est bien supérieure pour l’expression à la statuaire grecque. Les vierges dont elle peuple les cathédrales, à Chartres par exemple et à Strasbourg, ont des formes élancées qui symbolisent l’affranchissement de la terre et l’aspiration vers l’infini. L’amour divin et la souffrance humaine sont empreints sur les têtes des Christ ; la pitié s’exprime dans ces Résurrections où les anges aident les morts à soulever les pierres du sépulcre ; l’ironie, dans ces masques grimaçans de démons qui représentent les vices. De nos jours, pour la beauté des formes, la sculpture française est restée supérieure à celle des autres nations modernes. Est-il besoin de rappeler la richesse de notre peinture, et peut-on dire qu’elle soit en décadence parce que, chez les uns, elle tend à la reproduction plus fidèle de la réalité, chez les autres, à l’expression plus libre de l’idéal ?