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10 000 métiers, mais on en compte 55 000 au dehors dans un rayon de 80 kilomètres.

En même temps que cette industrie émigré de la cité au village, elle passe des hommes aux femmes. La navette n’est-elle pas le lot naturel des faibles ; surtout depuis que les perfectionnemens apportés à l’outillage l’ont rendu accessible à leur sexe ? Le tissage mécanique enfin, pour lequel on a mis à profit, sur bien des points, les forces des torrens et rivières dans les 210 établissemens où il fonctionne, accapare peu à peu le plus gros de la production. Il faisait battre 6 000 métiers en 1873 ; il dispose maintenant de 25 000 dont chacun équivaut à trois métiers à la main. Ces instrumens marchent pour l’ « article de fond », pour le « placard », c’est-à-dire qu’ils ne dépendent pas de la commande, mais qu’ils la devancent ou la provoquent. Le plus grand nombre des nouvelles usines n’appartient pas jusqu’ici à ces fabricans sans fabrique dont il était question plus haut ; les quatre cinquièmes d’entre elles sont la propriété d’entrepreneurs de tissage à façon.

Il ne semble pas toutefois que cette interposition étrange d’un bureau lyonnais entre le négociant de Paris et l’industriel de Vizille, de Saint-Pierre-d’Albigny ou de Tarare, puisse se prolonger longtemps. L’acheteur et le manufacturier auront un égal intérêt à s’aboucher directement l’un avec l’autre ; celui-ci pour augmenter son bénéfice, celui-là pour réduire son prix de revient. Cette entente supprimera le marchand urbain ou le forcera à fabriquer par lui-même. Et l’on remarquera que cette simplification de rouages parasites aura pour conséquence : de multiplier les risques du patron capitaliste au moment précis où ses bénéfices diminuent et d’assurer à la main-d’œuvre une rémunération meilleure et moins aléatoire. Nous avons ou, dans de précédentes études, l’occasion de saisir sur le vif le mécanisme de ce mouvement universel que la force des choses accomplit en faveur des salariés. L’on en voit ici un échantillon assez piquant parce que les intéressés ont tout fait pour le combattre. Si l’on avait tenté, il y a vingt ans, d’installer une usine de tissage mécanique à la Croix-Rousse, les ouvriers ameutés l’auraient très probablement détruite.

Elle y existe maintenant. L’un de ces anciens et puissans seigneurs du commerce de la soie, M. Gindre, homme fort avisé, qu’une juste appréciation des nécessités présentes a guidé dans son entreprise, a élevé, dans l’enceinte même de Lyon, une usine qui occupe 500 ouvrières et 20 ouvriers seulement, « gareurs » pour la plupart, c’est-à-dire surveillant une dizaine de métiers chacun. La soie arrivée eu écheveaux y est d’abord roulée en